L’événement de la semaine ? Il a fait moins de bruit, en France, que l’entrée en campagne de Sarkozy ou l’éloge, par Ségolène Royal, de la « rapidité » de la justice chinoise. Mais c’est la rencontre au sommet – et aux portes de l’Amérique – d’Ahmadinejad et Chavez se donnant du « camarade révolutionnaire » par-ci, du « frère en anti-impérialisme » par-là, et réfléchissant comme deux mafieux, ou deux spéculateurs, sur le moyen de faire grimper les cours de leur pétrole. Le tiers monde appréciera. Je veux dire les nations prolétaires, les vraies, celles dont un point d’augmentation du baril suffit à paralyser l’économie et à plonger les populations dans la désolation et la misère. La gauche et la droite ? La lutte des classes à l’échelle internationale ? Bien sûr. Sauf que, vu depuis la planète des pauvres, l’ennemi principal d’aujourd’hui, c’est moins les États-Unis que les oiligarchies du Venezuela et d’Iran.

Ce sera, cette année, le centenaire de la naissance d’Alberto Moravia. Et les éditions Arléa ont eu la bonne idée de publier Une certaine idée de l’Inde – le récit, inédit en français, du voyage qu’il fit, en 1961, en compagnie de Pasolini. Difficile de faire plus différent que ces deux-là. Difficile d’imaginer tempéraments plus opposés que ce voyageur à l’anglaise, disciple de Stendhal et de Sterne, précis, presque froid, décrivant d’une plume sèche « le bleu vitreux et terne » de la mer au large de Bombay ou les concentrations de lépreux qui « blessent le regard » – et puis, tirant du même voyage une Odeur de l’Inde (Folio) à peine mieux connue, l’homme des errances nocturnes dans les taudis, la « bête assoiffée » d’« expériences », uniformément érotiques et mystiques… Moravia et Pasolini comme Corneille et Racine. Ou Voltaire et Rousseau. Ou Sartre et Camus. Avec, au passage, de fortes notations sur les vraies raisons – que feraient bien de méditer les anti-impérialistes pavoisés d’aujourd’hui – de ce sous-développement qui semblait, à l’époque, coller à l’Inde comme un destin.

L’autre événement de la semaine : John Negroponte, chef du renseignement américain, reconnaissant que le Pakistan est le vrai sanctuaire d’Al-Qaeda. C’est ce que, depuis mon livre sur Daniel Pearl, je me tue à répéter. C’est ce que j’ai dit, ici même, dans un bloc- notes (12 mai 2005) où je montrais comment chaque chef terroriste livré par Moucharraf correspondait à un moment clé, bien calculé, de son bras de fer avec les Américains : Abou Zoubeida quand le Pakistan réclame ses F16 gelés par le Pentagone ; Naeem Noor Khan au milieu d’une négociation sur un nouveau prêt de 3 milliards de dollars ; Khaled Sheikh Mohamed, la veille du jour où les Pakistanais vont voter, au Conseil de sécurité, contre la résolution sur la guerre en Irak ; Abou Faraj al-Libbi, la semaine où ils refusent au FBI le droit d’interroger lui-même le docteur Folamour soupçonné d’avoir livré à la Corée du Nord et à l’Iran les secrets de la bombe… Eh bien, de même que Spinoza ne s’offusquait pas que le fou puisse, lui aussi, dire à midi : « il fait jour » – de même je me réjouis qu’un bushiste de choc commence de reconnaître la très probable erreur qu’aura été, depuis vingt ans, l’alliance stratégique avec Islamabad.

Depuis le temps que j’attendais le jour où quelqu’un nous expliquerait que Belle du Seigneur, le chef-d’œuvre d’Albert Cohen, ce livre qui fut comme un roman d’éducation pour tant de jeunes Français de la fin des années 60, n’est pas une apologie mais un procès de la passion amoureuse ! Eh bien, c’est chose faite avec le Dictionnaire de la passion amoureuse que signe Nicole Avril chez Plon. La différence entre Casanova et Don Juan. La rupture de Kierkegaard et Régine. Les amours inexplicables selon Proust. Dora Maar chez Lacan. Frida Kahlo sur son lit de supplice et de volupté. Le mystère Brontë. La mémoire des corps et l’amnésie des âmes. Pourquoi l’expression d’un sentiment peut être plus obscène que l’exhibition d’un organe. Piaf et le professeur Unrat. Jules, Jim, Anna Karénine. L’autre poète de Charleville. Tout y est. Tout. Jusqu’à ces belles pages, oui, sur la malédiction de l’amour chez Cohen et sur le fait que, à la fin des fins, dans le huis clos de la chair éperdue de l’autre chair, c’est toujours la mort qui gagne. Hélas.

Cent jours sans elle. Cent jours sans Anna Politkovskaïa, journaliste assassinée, le 7 octobre dernier, dans la cage d’escalier de son immeuble, en plein Moscou. Nous sommes quelques-uns, ce lundi, à être venus nous recueillir, sur le parvis de Notre-Dame, en hommage à cette grande dame qui fut l’honneur de la presse libre. De Romain Goupil à Robert Menard, d’André et Raphaël Glucksmann aux militants des droits de l’homme qui ont, par ce petit matin froid, pris la peine d’être là, des questions simples, sur toutes les lèvres : qui a tué notre amie ? qui a commandité le meurtre ? les enquêteurs, à Moscou, ont-ils mission d’élucider l’affaire ou de l’étouffer ? et quant à leur patron, le dictateur Poutine, n’y aurait-il pas lieu, dans le doute, de prononcer sa « suspension provisoire » dans l’ordre de la Légion d’honneur où il fut, quelques semaines avant le crime, promu dans le grade le plus élevé ? C’est à Chirac de se prononcer. Et à l’opinion de le lui demander.


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