Le plus étonnant chez de Villiers : la composition même de sa liste. Car enfin regardez bien. La « Vertu », avec le juge Jean-Pierre. La « ploutocratie », avec Goldsmith. Le « néopétainisme » avec lui, de Villiers. Le « gaullisme » avec Charles de Gaulle junior. Bref tous les symboles de l’époque. Tous ses signifiants les plus massifs. Et des signifiants qui – plus extraordinaire encore – devraient, en bonne logique, ne pas cohabiter sans s’annuler. Or voici le miracle. Loin de se gêner, ils se renforcent. Au lieu de jurer, de s’abjurer les uns les autres, ils se composent au contraire et forment les ingrédients du succès. Une liste comme une affiche. Une liste comme une publicité. Une liste comme une image de synthèse ou comme une machine à synthétiser les images.
Un équivalent de de Villiers ? Berlusconi. Mais si ! Réfléchissez ! Craxi et les démo-chrétiens. La mafia et la vertu. Fini, l’héritier des fascistes – et Bossi, le ligueur, partisan de la sécession des provinces du Nord. Bref, tout et le contraire de tout. Cacophonie et chaos assurés. Et pourtant non ! Tout va plutôt très bien. Et de ce cocktail détonnant, qui exploserait au visage de n’importe quel autre que lui, surgit un objet nouveau – et qui marche. C’est, exactement, le syndrome de Villiers.
Un autre détail, d’ailleurs. Curieux qu’il soit, lui aussi, passé inaperçu. Quel est le métier de de Villiers ? Son vrai métier ? Entrepreneur de spectacle. Oh ! un petit spectacle. Un tout petit entrepreneur. Mais enfin, un entrepreneur quand même – qui a commencé sa carrière avec du théâtre et des images. Le « Puy-du-Fou » n’est pas « Canale Cinque », et le député de Vendée n’a pas encore sa télé. Mais que fait-il au soir du succès ? Il insulte une télévision. Que dis-je ? Face aux Français, médusés, son premier geste de vainqueur est de s’en prendre à la télé par excellence – je veux parler de TF1. Tout le monde dit : « Le Berlusconi français, c’est Tapie ». Eh bien non. C’est, peut-être, de Villiers.
Tapie, justement. L’autre vainqueur de ces élections. Et l’autre défaite de l’esprit public. Car enfin voilà un homme qui a les polices et les huissiers aux trousses. Voilà un politicien aux abois dont la presse guette moins les petites phrases que les convocations chez le juge Beffy. Or c’est cet homme-là qui triomphe. Et c’est lui qui, tout à coup, incarne la nouveauté à gauche. Tapie voyou ? Tapie Stavisky ? On peut le dire, bien entendu. Mais cela ne suffit pas. Car l’énigme reste entière. 12% des Français ont-ils voté pour Stavisky ? Et d’où vient – car c’est un fait – que ce Stavisky-là incarne, pour partie, la rage, les rancœurs, l’espérance du peuple de gauche ?
On peut toujours protester : « Tapie n’est pas le peuple ». Ou : « L’homme du Phocea, le milliardaire propriétaire de l’OM, ne peut, sans abus d’image, prétendre incarner le peuple ». Tapie s’en moque. Et il a raison. Car l’homme est une chose, le signifiant en est une autre. Et il y a loin de ce que l’on est à ce que l’on finit par incarner. Prenez Mitterrand : Maurrassien ; amateur de Chardonne, formé par les pères maristes, dans l’amour de son terroir – c’est lui qui, à un moment donné, porte les valeurs de la gauche. Prenez les communistes italiens : communistes, oui, rigoureux – ont-ils eu peine, pour autant, à se reconnaître en Berlinguer, le marquis rouge ? Mystère de l’incarnation. La vérité est que Tapie a su parler au nom du peuple – là où Rocard, par exemple, a échoué.
Cet échec de Rocard. Échec d’un homme ? D’un parti ? Ou échec, bien plus grave, d’une certaine idée – exigeante – de la politique et de la gauche ? J’ignore, à l’heure où j’écris, ce qu’il adviendra, précisément, de Rocard. Mais je sais l’homme qu’il est. Je connais – nous connaissons – la conception qu’il défend de l’action, du débat, publics. Et le fait est bien là : cette conception ne fait, provisoirement, plus recette ; elle ne vaut soudain plus rien à la bourse aux valeurs idéologiques ; et il n’est pas exclu que son apôtre devienne la mauvaise conscience de sa famille, un Mendès éternel, un Cassandre – une idée de la politique, en effet; mais périmée; dévaluée. Rocard, pièce de musée ? Ce serait terrible. Ce serait ajouter la faillite à l’échec. Mais ce n’est, hélas, pas impensable.
Pendant le spectacle, la tuerie continue. Sacré Alain Juppé ! Il y avait déjà eu, sans qu’il bronche, entre trois et cinq cent mille morts au Rwanda. Hécatombe sans précédent. Record horaire mondial du génocide. Or des orphelins sont massacrés, en direct, devant une caméra. Sursaut, alors, du ministre. Diplomatie cathodique, audimatique, tétanique. Et émotivité d’un État qui ne réagit, décidément, qu’aux images. Nul ne trouverait à y redire si l’on ne devinait, l’émotion passée, la léthargie prête à revenir. De qui monsieur Juppé a-t-il cure – des corps rwandais suppliciés, ou de la conscience malheureuse des Français ?
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