Si Rabelais est, ou non, l’ancêtre de James Joyce ;

pourquoi Malraux au Panthéon et pas Baudelaire ou Rimbaud ;

si une maladie – l’asthme, pour Proust – peut, en littérature, tenir lieu de viatique ou de salut ;

quelle est la plus dure des drogues dures : la coke, l’héro ou la lecture de la « Recherche du temps perdu » ;

si le véritable objet de la Recherche est le Temps, le Moi, la Société ou, plus raisonnablement, le Sexe ;

ce que fut le tourment d’André Gide quand il s’avisa que Proust avait du génie et qu’il l’avait éconduit ;

Gide, encore ; le modèle qu’il invente et qui va, en gros, jusqu’à Sartre, du grand écrivain-engagé-qui-met-sa-gloire-au-service-du-genre-humain : va et vient entre le Congo et le Nobel, les damnés de la terre et les honneurs ;

s’il existe des gloires littéraires qui ne reposent sur le malentendu – « nous autres artistes, disait Verdi, n’arrivons à la célébrité que par la calomnie » ;

si le premier de ces malentendus n’est pas celui qui sépare l’écrivain de la perception qu’il a de lui-même : si Flaubert savait qu’il était en train de devenir Flaubert ; si Baudelaire, place des Barricades, à Bruxelles, avait la moindre idée qu’il serait vu, un jour, comme l’égal, au moins, de Victor Hugo ; si Chateaubriand a vraiment cru qu’il resterait par Atala, Le génie du christianisme ou Les Natchez et non les Mémoires d’outre-tombe ;

si l’on peut écrire La vie de Rancé, cet autre chef-d’œuvre, « à la demande » de son confesseur ;

s’il jette le masque dans les Mémoires et dans Rancé, ou s’il s’en plaque un autre sur le visage ; si c’est la fin de la comédie ou, au contraire, un dernier rôle ;

le rôle, en littérature, des femmes qui n’écrivent pas : les femmes de Chateaubriand, donc ; mais aussi, entre Corneille, Racine et Molière, Marquise Du Parc ; entre Victor Cousin, Vigny, Musset et Flaubert, Louise Colet ; entre Souvarine, Bernier et Bataille, un siècle plus tard, Colette Peignot ; de ces collectionneuses d’écrivains, faut-il dire : « quel parcours ! quel sans-faute érotique ! » ou « ô ! saint amour des belles-lettres ! » ?

qui, de Flaubert ou de Baudelaire, enterre le romantisme ? qui décide d’en finir avec la sotte idée du nécessaire « enthousiasme » littéraire ?

si les surréalistes, ces « enthousiastes », étaient des puceaux ;

si l’on peut être officiellement insoumis, institutionnellement insurgé – ce qu’est cette posture étrange, qu’incarnèrent les surréalistes, du rebelle académique ;

comment cohabitaient, en Breton, le libertaire et le flic ; s’il faut voir la main du hasard dans le fait qu’il fut fils de gendarme, tandis que Louis Aragon était lui, fils d’un préfet de police ;

quel est, chez Aragon, le secret de l’impunité : le Parti ? un narcissisme à toute épreuve ? le grand amour (mais oui !) ? ou, tout simplement, le génie ?

Valéry – fils, lui, d’un employé des douanes – qui se tait jusqu’à La Jeune Parque ; Racine et ses onze ans de silence entre Phèdre et Athalie ; qu’un « grand silencieux » devrait se juger, non à sa pose, mais au poids des choses tues ;

ce qu’il veut dire, Valéry, quand il parle de « casser la marionnette » – et si c’est la même chose que Malraux s’employant à « réduire la part de comédie » ;

pourquoi le même Valéry n’a jamais songé à s’allonger sur un divan – ne fût-ce que pour vérifier que l’on n’en finit pas si aisément avec l’affect et le sentiment ;

comment la plupart des très grands échappent, de toute façon, à leur enfance ; comment Malraux, Drieu, Aragon construisent leur œuvre, non dans la fidélité, mais dans le reniement de l’enfant qu’ils ont été ; comment ils rompent, tous, avec l’inconsciente pédophilie d’une part du milieu littéraire ;

si Claudel était fréquentable ;

ce qu’il veut dire, lui, le catholique fervent, en faisant inscrire sur sa tombe : « ici reposent la cendre et la semence de Paul Claudel » ;

si l’on pouvait, à Berne, Bucarest ou Tanger, passer une soirée avec Morand sans se sentir agressé par l’antisémitisme virulent de sa femme, la princesse Soutzo ;

pourquoi l’antisémitisme de Céline n’est pas dissociable de son génie – pourquoi il serait vain de prétendre découper le bloc de son œuvre : le Voyage et les Bagatelles, le « grand » romancier et l’« abject » pamphlétaire ;

le coût d’un look : Camus et son air de faux Humphrey Bogart :

le poids d’un mythe : si Queneau était réellement cet encyclopédiste de génie qui épatait ses contemporains – ou un faiseur ;

le choc d’une homonymie : Stendhal employant les mots de Husserl – aller vers « les choses mêmes » – pour dire son refus du pathos, du sentimentalisme, du romantisme encore ;

si c’est Larbaud, ou Blum, qui invente la distinction entre les « beylistes » et les « beylants » ;

pourquoi l’idée de génie de La comédie humaine est le retour de ses personnages ;

l’énigme – le tourment ? – des écrivains d’un seul livre ;

ces questions, et d’autres, je les croise dans une « autre histoire de la littérature », celle de Jean d’Ormesson, lue par plaisir autant que par devoir ; la panoplie littéraire dans toutes ses nuances ; le grand mystère de « l’écrivain français », de sa genèse, de ses emblèmes ; j’y reviendrai.


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