Simone Veil reproche aux intellectuels leur « silence » sur l’Algérie. Elle n’a pas tort. Sauf que les intellectuels ne sont pas au pouvoir et qu’elle serait mieux inspirée d’adresser son reproche à ses amis du gouvernement. Eux non plus ne disent rien. Eux non plus ne font rien. Voilà l’un des problèmes les plus politiquement brûlants du moment – et ils n’ont, pour y répondre, pas de politique du tout… Si, d’ailleurs, ils en ont une. Paris, au moins, en a une. Éviter la contagion, contenir la violence meurtrière, bref, prier pour que les attentats ne débordent pas les frontières algériennes et ne viennent pas sur notre sol – ce qui, on en conviendra, est un peu court face à l’horreur des massacres et face à la menace, surtout, d’un État islamiste à nos portes.

Cité par Le Monde, et malheureusement éclipsé par l’éclat du voyage à Sarajevo, ce propos du pape, vendredi dernier, devant la commission biblique pontificale : « L’identité humaine de Jésus-Christ se définit à partir de son lien avec le peuple d’Israël, avec la dynastie du roi David et la descendance d’Abraham » ; puis : « Jésus était un authentique fils d’Israël, profondément enraciné dans la longue histoire de son peuple – l’Église a pleinement accueilli son insertion dans l’histoire du peuple d’Israël. » En quelques mots, tout est dit. En deux phrases, c’est toute la tradition de l’antisémitisme chrétien qui voit voler en éclats ses raisons. Une fois de plus, grandeur de Jean-Paul II.

L’Algérie encore. Soyons juste – et avec les intellectuels, et avec les politiques. La vérité est que nul n’a de solution et que si nous ne disons rien c’est que nous n’avons, les uns comme les autres, rien à dire face à la tragédie. Ne jamais en dire plus que l’on ne croit – ni, surtout, plus que l’on n’en sait : c’était la règle de conduite du clerc selon Wittgenstein et c’est peut-être, au fond, un devoir d’honnêteté minimale dans cette affaire. Mais alors il faut le dire. Il faudrait faire clairement l’aveu de ce qui entre de désarroi dans notre silence à tous. Il faudrait que les États osent avouer : « nous sommes démunis ; nous ne savons que faire ni que penser ; nous cherchons désespérément, nous, les puissants, le moyen de riposter à des bandes de tueurs qui sont, pour l’heure, plus puissants que nous » – et il faudrait, de cette recherche, faire l’objet d’un débat national.

Bel exploit de ce pompier italien entrant dans la cathédrale de Turin en flammes et sauvant le suaire du Christ d’une inévitable destruction. Le même jour, on lit qu’un directeur de casino américain acquiert à prix d’or une autre relique : la chemise de Clyde Barrow, le célèbre gangster de « Bonnie and Clyde », avec ses trente impacts de balles, ses traces de poudre et de sang séché – et puis, nous dit sans rire l’acheteur, tout ce « morceau d’histoire des États-Unis » dont elle est le symbole. D’un suaire l’autre. Sacré d’hier et d’aujourd’hui. Foi dans le mystère de l’incarnation et culte fétichiste de la marchandise. Il y a, dans le télescopage de ces deux images, un assez bon résumé de l’époque.

Le livre d’Alain Badiou sur Deleuze. Il observe que l’auteur de Logique du sens est un des rares philosophes modernes à n’avoir pas eu de vrais disciples – l’apparition d’un disciple, dit-il, est toujours un malentendu et Deleuze aura tout fait pour conjurer, de son vivant, ce type de malentendu. Ma question : que faut-il souhaiter à une grande pensée ? son importance se mesure-t-elle au nombre de ceux qu’elle aide à vivre, à penser ? ou les philosophies majeures sont-elles des philosophies moins visibles, clandestines, presque furtives, empêchées par leur radicalité même de s’agréger aux blocs d’opinion constitués – et qui, si elles agissent sur leur temps, le font sans vraiment s’y mêler ? Image du fleuve Alphée. Image d’un poison qui attaquerait le corps du siècle – mais en secret.

Jean Daniel croit devoir défendre la mémoire de François Mitterrand contre les « procureurs » qui, comme moi, « instrumentent » le fantôme de Jean-Edern Hallier contre l’ancien président. Trois remarques. 1. Je suis de ceux qui n’ont, de son vivant, jamais cessé de dire ce qu’ils avaient à dire de Hallier et de ses infamies : pas de leçon, sur ce point, à recevoir aujourd’hui de quiconque ; nul besoin, surtout, de revenir à tout propos gifler le cadavre d’un homme avec lequel je me suis employé, pendant presque vingt ans, à n’avoir tout bonnement pas de contact. 2. Il n’est pas question de donner à l’écrivain défunt je ne sais quelle « stature » de « héros national victime de l’arbitraire des grands », mais de se demander par quelle ubuesque aberration un « grand », François Mitterrand, a pu lui donner le rang d’ennemi privé numéro un : pour moi, il était un médiocre pamphlétaire, doublé d’un maître chanteur ; pour l’ancien chef de l’État, il était une obsession, un objet de curiosité ou de crainte, un interlocuteur majeur – et c’est là le plus navrant. 3. Que Jean Daniel répugne à « réviser » son jugement sur les septennats mitterrandiens, c’est son droit ; mais qu’il ajoute, pour en « relativiser » le scandale, que la « pratique » des écoutes est une pratique « en usage dans les quatre cinquièmes de la planète » est un argument indigne de lui. Je n’aurai pas la cruauté d’énumérer toutes « les pratiques en usage sur les quatre cinquièmes de la planète » dont nous conviendrions, lui et moi, qu’elles seraient le déshonneur du dernier cinquième (celui, non des républiques bananières, mais des démocraties) : je respecte trop Jean Daniel pour ne pas imaginer que, dans cette affaire, son goût de la fidélité l’a malencontreusement emporté sur sa vigilance de citoyen.


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