Le Figaro, ce mercredi, reproduit le texte que j’ai prononcé, à l’église Saint-Germain-des-Prés, en hommage à mon ami Paul Guilbert et que je devais publier ici. Soit. C’était son journal.

Oui, bien sûr, je maintiens que « Justice infinie », la formule de George Bush pour la juste guerre en Afghanistan, est une formule qui n’avait pas de sens. La justice des hommes n’est jamais infinie. Le principe même du droit est d’être limité.

D’Antonio Tabucchi, ce mot qui convenait si bien à Paul Guilbert et à son refus discret, mais têtu, de donner les livres qu’il portait en lui : « penser des histoires sans les publier, à l’heure où chacun ne pense qu’à publier ses histoires ». Lacan, plus radical, ne disait jamais « publier » mais « poublier ». Il disait « poubellication » au lieu de « publication ». J’avais, une fois, cité le mot devant Paul. « C’est trop, m’avait-il répondu dans un de ses éclats de rire magnifiques, beaucoup trop. »

La guerre d’Afghanistan était juste. Mais justice infinie, non, n’est décidément pas le mot qui convenait. Ce genre d’erreurs, de confusions sémantiques et conceptuelles, ont l’air, comme ça, minuscules. Elles sont, en fait, décisives. Au bout, il y a Guantanamo et les très sérieuses questions posées par les organisations américaines de défense des droits de l’homme.

« Ah bon », aurait dit Chirac à l’annonce de l’attentat manqué contre lui. Simplement « Ah bon ». Le mot juste, pour le coup. Comme toujours quand il s’agit de l’extrême droite, cet homme a le mot juste, le sang-froid de la situation, le réflexe. Les réflexes en politique ? La voie royale de l’opinion droite. Le radar du caractère.

J’écris, donc je suis.

La force paradoxale des photos ratées qui veulent sortir de leur cadre.

La plus grande ruse du Diable, dit-on, est de faire croire qu’il n’existe pas. Et si, pour Dieu, c’était l’inverse ? Et si sa ruse majeure était de faire croire qu’il existe ? L’hypothèse, prise au sérieux, ruinerait toutes les prétentions du fondamentalisme, de l’intégrisme.

Heidegger à Jaspers qui s’émeut de l’inculture de Hitler : « la culture ne compte pas ; regardez ses admirables mains. »

Les grands livres sont affaire, moins de littérature, que de vie. Telle fut, longtemps, ma conviction. D’où se déduisait que ce n’était pas tout de les lire, qu’il fallait encore les vivre, les convertir en existence.

J’écoute ce jeune socialiste déjà gagné par l’esprit de secte. Le signe qu’il y a secte ? Esprit de secte ? Un tic. Un micro-mimétisme. Barthes aurait dit un « miméton ». Hier, le geste, comme Mitterrand, de se caresser distraitement le dos de la main pendant que l’on discourt. Aujourd’hui, cette inflexion de voix – bouderie légère, gouaille, affectation de simplicité – prise à Laurent Fabius. Ou cette autre – innocence affectée, voyez comme je suis bon garçon, un côté post-synchro ratée – prise à François Hollande.

Heidegger encore. Ce mot de Löwith. On ne savait jamais, quand on l’écoutait, s’il fallait courir s’inscrire chez les SA ou relire les présocratiques.

Cette façon de plus en plus nette qu’il a, tandis que les heures, puis les jours, passent, de s’imposer dans mon souvenir. Souvent, les morts sont comme les fleurs coupées : ils vivent, mais peu de temps. Pas lui. Pas Paul.

Il y a l’inverse. Les sectes qui disparaissent. Les mimétons qui s’effacent – sanction, en général, de la défaite du parrain. Plus personne n’a, dans la voix, l’onctuosité, les chuintements, de Chevènement. Plus personne, non plus, les impatiences, les stridences, la fraîcheur sur-jouée des intonations de Lionel Jospin.

Les traducteurs sont les poètes des poètes. Le mot est de Novalis, je crois. Il vaut pour Jean-Michel Déprats et sa nouvelle traduction de Shakespeare dans la Pléiade. Y revenir.

L’ami Gary, quelques jours avant son suicide, sur le trottoir, devant chez Lipp, avec, ce jour-là, un grand manteau de cuir un peu ridicule et un chapeau à la Jean Moulin : « que voulez-vous que je devienne ? un vieillard adapté ? un académicien ? un écrivain démodé et indéfiniment emmagaziné ? je préfère, à tout prendre, un demeuré de la France Libre ».

On demande toujours aux lecteurs ce qu’ils pensent des livres et de leurs auteurs. On devrait, parfois, faire le contraire : demander aux auteurs, et même aux livres, ce qu’ils pensent de leurs lecteurs. Parfois, quand un ami meurt, on se dit (mot de Picasso, il me semble, à la mort de Braque) : « il n’y aura plus personne, maintenant, pour comprendre certaines choses. »


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