Ce traité est « trop libéral », plaident les uns. Non, répondent les autres, il n’est « pas si libéral » que vous le dites. Attention, menacent les troisièmes, l’Europe, si vous votez non, sera « encore plus libérale ». Bref, le libéralisme, voilà l’ennemi. L’esprit libéral, voilà, pour tout le monde, le résumé de nos maux, l’épouvantail, la définition de l’horreur politique. Lorsque tout sera fini, il faudra quand même s’interroger sur cette bizarrerie sémantique doublée d’une monstruosité idéologique – lorsque les Français auront choisi et que les passions seront apaisées, j’espère qu’il se trouvera un historien des idées pour se demander quand, comment, au terme de quels incroyables détours signifiants, cette qualification de libéral, cette épithète magnifique qui, dans toutes les langues du monde, a longtemps et logiquement signifié « ami de la liberté » a pu s’identifier ainsi à son contraire. Je sais bien que c’est d’économie que l’on prétend, ici, parler. Mais tout de même ! On s’est battu, en Europe, pour le libéralisme. On est mort, partout dans le monde, au nom du libéralisme. Des héros du Risorgimento italien à ceux des révolutions démocratiques dans l’ex-empire soviétique, il a été, cet étendard libéral, le signe de ralliement des plus nobles luttes sociales et politiques. Le voir aujourd’hui jeté aux chiens avec le reste, entendre des analphabètes, croyant s’en prendre à Bill Gates, insulter Gavroche, les carbonari ou les dissidents d’Europe orientale, cela est proprement obscène.
Delors. Un mot de Jacques Delors s’employant à parler vrai. Une parole de sagesse et de mesure pour dire qu’un vote négatif de la France ne serait pas non plus la fin du monde. Une phrase de simple bon sens d’où il ressort que, la nature politique ayant horreur du vide, il y aurait, par la force des choses, une solution, une issue, une manière pour l’Europe de s’arranger de son échec, un plan B. Et hop ! Ce sont tous les batteurs d’estrade qui s’engouffrent dans la brèche. C’est toute la mauvaise foi pavlovisée propre aux idéologies qui se met en mouvement. Et c’est la France de MM. Le Pen et Besancenot, ce sont les professionnels du complot et du soupçon qui, comme ces « tarentules » dont Nietzsche disait qu’elles ne sont jamais si heureuses que lorsqu’elles vous font passer aux aveux, clignent frénétiquement de l’œil et s’exclament : « ça y est ! on le tient ! le social-traître s’est trahi ! l’apôtre de l’Europe libérale s’est démasqué ! » Vieilles ficelles et gros mensonges. Retour d’une politique qui est celle du ressentiment. Ce spectacle, lui aussi, est navrant.
Et cette fameuse « compatibilité » entre les oui de droite et de gauche… Horreur, s’exclame la gauche radicale ! Honte, très grande honte, renchérit la droite extrême ! N’est-ce pas la preuve, hurlent en chœur les uns et les autres, de la collusion liberticide entre tous les tenants du système ? Aux caciques socialistes qui ont pris le risque de mêler leurs voix à ce concert en reprochant à Hollande de s’avouer « européo-compatible » avec Sarkozy on ne fera pas l’injure d’objecter que la peinture d’un « établissement » d’accord sur l’essentiel reprend, au mot près, une scie du lepénisme. On leur rappellera, en revanche, ce principe tout simple, tout bête, constitutif de la démocratie elle-même, qui veut qu’il n’y ait pas de débat public sans construction, préalable, de l’espace commun où il se déploiera. L’Europe est cet espace. L’Europe n’est pas un camp, mais un cadre. L’Europe n’est pas un parti, c’est le lieu où les partis vont se placer et s’affronter. L’Europe, c’est comme, jadis, la République : le préalable à partir duquel la politique peut commencer. Voter pour le traité et, une fois celui-ci en vigueur, fort des possibilités et contradictions nouvelles qu’il offrira, engager aussitôt la bataille pour une Europe encore plus démocratique et sociale – tel devrait être le but quand on se prétend « représentant des travailleurs ».
Mais il est vrai que le monde, là aussi, change – et pas toujours pour le meilleur. Être d’extrême gauche, dans ma jeunesse, c’était chanter « L’Internationale ». C’était lutter contre les nationalismes et leur cortège de bêtise et de malheur. Nous avions des théoriciens en ce temps-là – André Gorz, Ivan Illich… – rêvant d’un monde nouveau où, pour remédier à la misère du monde, on allait mieux répartir les moyens de production et, donc, le travail. Aujourd’hui, le diable s’appelle délocalisation. Le méchant plombier polonais devient l’ennemi public numéro un du bon travailleur français. Et altermondialisme rime, qu’on le veuille ou non, avec protectionnisme, souverainisme, chauvinisme, préférence nationale (quand ce n’est pas avec la peur de ce nouveau péril jaune qu’est l’invasion du textile chinois…). Toni Negri, penseur de l’autonomie ouvrière italienne des années de plomb, vient de sauver l’honneur en plaidant, au côté de Cohn-Bendit et Julien Dray, pour un « oui révolutionnaire » à une Europe affaiblissant les Etats-nations. Mais, pour un Negri, combien de prétendus trotskistes qu’il ne faudrait pas beaucoup solliciter pour les entendre hurler « Les Français d’abord » ou « La Corrèze avant le Zambèze » – oubliant que, s’il y a bien une chose qui caractérisa le trotskisme en ses riches heures ce fut, justement, l’internationalisme.
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