Raymond Aron, devant la Société française de philosophie, le 17 juin 1939 : « La constitution de nouvelles élites dirigeantes est le fait fondamental des régimes totalitaires. » Puis, le même jour : « Au fur et à mesure que la révolution se prolonge, l’élite nouvelle l’emporte sur les élites anciennes. » Puis encore, dans le même texte : « La lutte entre les anciennes classes dirigeantes et les élites nouvelles » est l’un des axes du fascisme, qu’il soit italien ou allemand. Je n’ai pas l’habitude de citer Aron. Mais, face aux apprentis sorciers qui, de nouveau, soixante ans après, entonnent le même refrain de l’indignité fondamentale des élites, face au néo-populisme qui, comme dans les années 30, explique tous les maux du jour par la faillite desdites élites, comment résister à la tentation d’évoquer ces mots, cette leçon ?

Il y a trois façons, en France, de décliner ce vieux thème. Des élites fondamentalement impures, corrompues, etc., auxquelles s’opposerait un peuple demeuré pur : c’est, en gros, la position de Barrès dans sa période boulangiste et antisémite. Des élites exsangues, épuisées, à bout de souffle, qu’un peuple traditionnellement sain devrait revitaliser : c’est l’obsession, par exemple, de Drieu au moment de son ralliement au PPF et à Doriot. Des élites éventuellement honnêtes, mais déconnectées du pays réel, sans lien avec ses forces vives – c’est le grand souci des maurrassiens quand ils veulent instaurer, entre les deux ordres, un rapport plus « naturel », plus « organique ». Je ne crois bien entendu pas que les élites d’aujourd’hui soient, plus que celles d’hier, exemptes de reproche. Mais je dis qu’il est impossible de ne pas réentendre, dans le tumulte présent, l’écho de ces voix de Barrès, Maurras, Drieu – dans la nouvelle crise des démocraties, les funestes séductions d’une certaine tradition fasciste.

Un exemple de cette haine fanatique des élites : la façon dont l’opinion s’engouffre dans la brèche ouverte, bien malgré eux, par un ou deux livres récents – la façon dont on clame que ce sont les intellectuels dans leur ensemble, tout leur effort de pensée, leur aventure en tant que telle, que l’époque a discrédités. Que nombre de ces intellectuels se soient déshonorés, je suis le premier à en convenir. Mais que ce soit la fonction qui, avec eux, ait failli, qu’il faille se débarrasser, en bloc, de la mémoire de Sartre, Heidegger, Aragon, qu’il faille les faire taire, ces clercs, pour opposer à leur égarement la science muette des simples ou, au contraire, des compétents, voilà qui nous remet dans les pas de ce qu’il y eut de pire, justement, dans l’histoire des idées contemporaines. On croit conjurer, enfin, le spectre du totalitarisme. On ne fait que ressusciter, hélas, cet anti-intellectualisme de principe qui en fut une des données les plus constantes.

Un autre exemple : le trouble jeu de massacre qui vise, pêle-mêle, écrivains, journalistes, vedettes de télévision, industriels, politiques, gouverneurs de la Banque de France, j’en passe – tous ceux qui, par un bout ou par un autre, entrent dans la catégorie, infamante, des « médiatiques ». Peu importe, là encore, le cas de tel ou tel. L’important, l’essentiel, c’est que dans « média » il y a « médiation » et qu’il n’y a jamais de démocratie pensable sans représentation, délégation, refroidissement des passions collectives et communautaires, séparation de la société d’avec elle-même, bref une forme ou une autre de cette « médiation » maudite. Un monde sans médiation ? Un monde de l’immédiateté, c’est-à-dire, au choix, de la brutalité, de la spontanéité, de la guerre de tous contre tous. Une société qui ferait de la guerre contre ses élites une priorité ? Une société qui, bon gré mal gré, prendrait le chemin de la barbarie.

Un autre exemple encore : la défaite de Bernard Kouchner à Gardanne. On dit qu’avec Kouchner, c’est l’Europe, l’esprit de Maastricht, etc., qui ont perdu – et c’est vrai. Mais prenons-y garde. Il s’est passé autre chose à Gardanne. Car que fait-on quand on reproche à un candidat de n’être qu’un « parachuté » ? Que signifie ce procès en « parisianisme » qui a scandé toute sa campagne ? Cela signifie qu’on attend d’un député qu’il soit l’expression, non de la nation, mais de la région. Cela sous-entend qu’on le perçoit, non plus comme le porte-parole d’une idée, mais comme le fondé de pouvoir d’un intérêt. Cela implique, en d’autres termes, que l’on a rompu avec le principe même de la représentation républicaine : une représentation qui tenait toute sa noblesse du fait qu’elle était censée incarner, non une volonté particulière, mais la volonté générale tout entière. Gardanne, ou l’idéal citoyen en danger.

On pourrait multiplier les exemples. À quoi bon ? Car tel est bien l’air du temps, passablement nauséabond. Et telle est, du coup, l’urgence pour ceux que ce déferlement de démagogie effraie. Aux libéraux qui, à Gardanne ou ailleurs, hésitent sur le parti à prendre, il faudra inlassablement répéter qu’ils n’ont qu’un ennemi mortel, attaché non à les contredire mais à les détruire – et cet ennemi, c’est le Front national. Aux penseurs de terroir néogaullistes qui croient faire preuve d’insolence ou d’audace en promettant de « secouer – sic – les cocotiers de la société française », il sera bon d’objecter que leur ton n’est pas toujours très loin de ceux qui veulent « faire rendre gorge » à Juppé et aux siens. Et à ceux enfin qui, dans l’État, semblent croire que l’incantation populiste peut tenir lieu de courage politique ou de volonté réformatrice, on rappellera que l’appel au vitalisme perdu a toujours été, en Europe, la dernière des politiques.


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