Une chose à dire, une seule, à propos de l’imbroglio Betancourt. Il se trouve que je connais la Colombie. Je connais, très précisément, San Vincente del Caguan, cette zone dite « libérée » qu’administrent les guérilleros des FARC et qui leur sert, en pleine jungle, de repaire, de sanctuaire, en même temps que de cache pour leurs centaines d’otages et, donc, sans doute, Ingrid Betancourt. Et il suffit de connaître les lieux, il suffit, comme je l’ai fait à l’époque de mon enquête sur les guerres oubliées, d’avoir passé ne fût-ce que quelques jours chez ces tueurs délicats, adeptes des tortures morales les plus sophistiquées, pour ne plus trop se poser de questions. Tout est bon pour tirer l’ancienne candidate écologiste de l’enfer où elle croupit. Et, la jeune femme étant française en même temps que colombienne, le gouvernement français est fondé à mettre en œuvre tous ses moyens pour tenter de la sauver. Le reste est argutie. Tartuferie. Non-assistance à une femme admirable, oubliée de tous ou presque, et, plus que jamais, en danger de mort.

Horreur au Liberia. Horreur, par-delà le Liberia, dans cette bonne moitié de l’Afrique dont la même enquête, il y a deux ans, m’avait donné à voir le calvaire lent. Et si elle était là, dans cet abandon, cette déréliction, cette détresse absolue et sans issue, la vraie fin de l’Histoire annoncée par les hégéliens ?

Hegel, encore. L’esprit du christianisme et son destin. Le peuple juif, dit-il, est un peuple premièrement servile. Il est inapte, deuxièmement, à toute espèce de liberté. Il ne peut donc – tertio, et conclusion – échapper à son esclavage qu’en esclavagisant, à son tour, autrui. Et si c’était le propre théorème dont s’arme la canaille quand elle entonne le grand air du peuple-victime-devenu-bourreau ? Et s’il était là l’inspirateur secret de cette fameuse réversibilité des rôles dont s’autorise l’antisémitisme contemporain ?

La différence, selon Levinas, entre un catholique conservateur et un musulman fondamentaliste ? Le premier prend la parole juive pour la donner à tous. Le second la prend aussi, mais pour la couper de ses sources et fonder une nouvelle origine.

Warhol à Monte-Carlo. Ne jamais oublier la dimension mystique de l’auteur des « Marilyn ». Ne jamais perdre de vue l’ancrage chrétien du fils de mineur de Pittsburgh qui, presque tous les jours, en pleine gloire, se rendait à Saint Vincent Ferrer, distribuait de la soupe (Campbell ?) aux pauvres de la paroisse et, un an avant sa mort, donnait sa version de la Cène. Quel christianisme ? Le christianisme uniate de Julia, sa mère. Le christianisme byzantin dont il aurait pu voir les icônes dans les basiliques de Ruthénie. Cocteau en Christ de Sofia. Les Beatles ou Mick Jagger en anges amphétaminés du culte de la Factory. Non plus : « tu ne feras pas d’images peintes. » Mais : « tu ne feras plus que cela ; de chaque idole tu feras une icône, et vice versa, éternellement. »

Un grand penseur ? Quelqu’un qui écoute mieux que les autres.

L’inventeur du romanquête ? Hugo dans son essai sur Walter Scott. « Peu d’historiens, dit-il, sont aussi fidèles que ce romancier. » Et, plus loin : « j’aime mieux croire au roman qu’à l’histoire » car « je préfère la vérité morale à la vérité historique ».

Le président d’Arte accusé d’avoir failli, dans je ne sais quel propos de colloque, au dogme sacrosaint de l’exception culturelle. On croit rêver. Car la lettre d’un propos est une chose. Son contexte – sa vérité morale – en est une autre. Comment l’un des hommes qui, en France, a le plus fait, depuis vingt ans, pour ladite exception culturelle peut-il, sans manipulation des contextes, se voir reprocher de brûler ce qu’il est lui-même en train de bâtir ?

Gare, nous disent les Colombiens, à ce que l’arbre Ingrid ne nous cache pas la forêt des centaines d’autres otages anonymes ! Soit. Encore que là, en revanche, c’est Hegel qui a raison et qu’il y a des hommes, ou des femmes, dont le sort, ou le courage, ou le sens qu’ils ont su donner à leur combat, leur martyre, voire leur mort, ont fait des symboles immenses. Ainsi Daniel Pearl. Ainsi Salman Rushdie. Et ainsi Ingrid Betancourt dont le destin n’est, en effet, pas celui d’un otage ordinaire. Les assassins connaissent la loi. Faut-il que, tartufes encore, nous feignions, nous, de l’ignorer ?

Une autre affaire d’otage. Il s’appelle Rouslan Guerikhanov. C’est, lui, en revanche, un Tchétchène ordinaire, sans importance particulière. Or voici qu’au matin du 14 juillet, faubourg de Grozny, une escouade de soldats russes encagoulés fait irruption dans la maison familiale et le kidnappe. Le père, me dit-on, fut l’un des cinquante soldats de l’Armée rouge montés, en 1945, sur les toits en ruine du Reichstag pour y arracher le drapeau allemand. La même Armée rouge, cinquante ans après, rafle donc le fils et le fait disparaître selon des méthodes qui sont celles d’une soldatesque fascisante. Qu’en pensent les partenaires de Poutine ? Qu’en dira le président français Chirac ? Il a sur son bureau, depuis lundi, une lettre où la sœur de Guerikhanov, désespérée, le supplie d’user de son autorité pour intervenir en faveur du disparu – un des innombrables Betancourt tchétchènes.


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