Nous y sommes. Comme chaque saison, ou presque, voilà que l’on nous refait le coup du « silence des intellectuels ». Il s’agit, cette fois, de l’Algérie. Et tous les petits malins de gloser sur ceux-qui-pleuraient-sur-la-Bosnie-et-n’ont-soudain-plus-rien-à-dire-de-l’Algérie-et-de-sa-tragédie. Que le silence en question soit, comme chaque fois, un silence imaginaire et que nous soyons un certain nombre – Jean Daniel, pour n’en citer qu’un – à évoquer, semaine après semaine, l’interminable bain de sang ne trouble pas nos procureurs. Et ce sont d’ailleurs les mêmes qui, au moment de la Bosnie justement, nous faisaient le procès inverse – ce sont les mêmes qui, demain, changeront, s’il le faut, de refrain pour, avec une identique arrogance, reprocher aux clercs de « se mettre en avant », de se placer « sous les sunlights » ou encore de « faire leur pub sur le dos des Algériens ». La vérité est qu’ils ont besoin de ce « silence ». Ils disent « silence des intellectuels » et c’est comme une incantation qui conjurerait le fait qu’ils n’ont, eux, pour le coup, rien à dire. Pour ma part, je n’ai pas cédé à l’intimidation de ceux qui, à Sarajevo, me trouvaient trop « visible ». Je ne céderai pas davantage au chantage de ceux – les mêmes – qui nous somment, là, séance tenante, d’improviser une solution pour « terroriser les terroristes ». Rôle des intellectuels : parler, certes – mais à leur heure, selon leur rythme et sous la seule dictée de leur conscience.

Un ami est mort, Louis Pauwels, dont je ne partageais pas les idées et avec lequel je ne m’étais pas privé de polémiquer – la fin des années 70 notamment, l’époque de la « nouvelle droite », avant sa conversion au catholicisme… Comment peut-on être l’ami d’un homme dont tant de choses vous ont séparé ? Le fait ne surprendra que les esprits sectaires. Ou ceux, mais cela revient au même, qui croient que c’est dans le seul métal des convictions que se forgent les sympathies. J’aimais Louis. Je crois qu’il m’aimait bien, aussi. Et j’ajoute – histoire de mieux faire entendre, peut-être, ce qui me séduisait en lui – qu’il m’arrivait de penser que, plus mystérieuse encore que son amitié pour moi, était son amitié avec lui-même : comment, me demandais-je encore cet été, lors de l’un de nos derniers dîners, tandis qu’il me racontait un épisode particulièrement savoureux de ses rapports avec André Breton, Pauwels cohabite-t-il avec Louis ? quel drôle de ménage peuvent-ils bien faire : l’homme de droite, d’un côté, l’idéologue des racines et de la bourgeoisie bien-pensante, le Romain – et puis cet autre personnage, tellement plus fantaisiste, qui n’aimait, au fond, que les actrices, le jeu d’échecs, la littérature et, jadis, le libertinage ? Privilège d’homme libre. Vertu des vies accomplies.

Silence pour silence – et pour revenir à l’Algérie –, le vrai silence, le plus pesant, est évidemment ailleurs. C’est celui d’une classe politique paralysée par une alternative imbécile (les assassins du FIS ou les tortionnaires de Zeroual) sans avoir l’air d’imaginer que le rôle des démocraties pourrait être de soutenir – pardon de la lapalissade, mais elle semble de rigueur ces temps-ci – les forces démocratiques regroupées, par exemple, autour du parti de Saïd Sadi. C’est celui des quatre millions d’Algériens qui vivent en France et que l’on connut, en d’autres temps, bizarrement plus militants – il y a sûrement, ici, des esprits généreux, prêts à reprendre le chemin des porteurs de valises d’autrefois : mais quelles valises ? pleines de quoi ? et pour le compte, surtout, de qui ? Et puis il y a le silence, enfin, de cet islam modéré, laïque, libéral dont nous savons qu’il a une belle et glorieuse histoire mais dont on aimerait voir les héritiers plus clairement mobilisés face à la montée d’un intégrisme qui les vise au premier chef. Cet affrontement des deux islams sera l’une des grandes affaires du XXIe siècle. Cet islam des Lumières, il est le seul vrai recours contre le fanatisme. Que ses avocats ne le comprennent pas, qu’ils se dérobent face à leur responsabilité – et la faillite sera aussi lourde que put l’être, au siècle précédent, celle des démocraties en butte au totalitarisme triomphant.

Je ne suis pas à Paris pour voir Maurice Papon tenter de « plaider sa cause » face à la caméra de Paul Amar. Mais on m’envoie la sténographie de l’émission : réduits à leur lettre, dépouillés de toute la part d’affect que dénotait, j’imagine, le visage du vieil homme posant à la victime ou ferraillant, je ne sais, avec les fantômes de son passé, les propos bruts qu’il a tenus. Je passe sur la mise en cause des associations juives « coresponsables » du génocide. Je passe sur la dénonciation d’on ne sait quelles « hautes instances » occupées, « depuis New York », à « financer » l’injuste conspiration dont il se dit victime. Le comble de l’infamie fut atteint, semble-t-il, au moment où l’ancien secrétaire général de la préfecture de Gironde, présumé coupable de la déportation de mille cinq cent soixante hommes, femmes et enfants juifs, osa dire qu’il « s’honorait » d’avoir réquisitionné des « wagons de voyageurs » plutôt que des « wagons de marchandises » et que d’avoir fait mener l’opération par des « gendarmes français » avait permis d’épargner à ces « pauvres gens » les « conditions honteuses » imposées par « les Allemands ». Stupeur. Nausée. Comment cet homme ne comprend-il pas que c’est très exactement ce type de propos qui le condamne ? Comment n’entend-il pas que c’est justement là, dans le fait de placer son « honneur » dans le choix du type de wagons censés mener plus humainement les Juifs à la chambre à gaz, que fut l’ignominie propre à Vichy ?


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