Schwerin. En marge du sommet franco-allemand de Schwerin, un symposium sur les médias et la culture où s’expriment quelques-uns de nos modernes européens.

L’un – Jérôme Clément – rappelle ce que fut l’improbable, l’incroyable, la folle et magnifique aventure d’Arte. Qui, il y a dix ans, croyait qu’une télévision puisse émettre par-delà les frontières de langue et de culture ? Qui, fors la petite troupe des pères fondateurs de la SEPT, pouvait concevoir cette chimère qu’était une grande chaîne à la fois allemande et française ? Et pourtant nous y sommes. Arte est la grande réussite de l’Europe. Quand on cherche à nommer, figurer, l’Europe concrète et vécue, ce sont le nom, le visage d’Arte qui surgissent.

L’autre – Marc Tessier – plaide pour cette autre aventure que serait la transformation de la petite chaîne Euronews en un CNN européen. Nous voulons, dit-il, une opinion publique européenne ? Demain, une citoyenneté ? Nous voulons que l’Europe prenne enfin conscience de ce qui fait son rapport commun au monde ? Eh bien, c’est possible. En attendant l’armée, la politique étrangère, la Constitution européennes, nous avons ici, à portée de main, l’opportunité d’inventer ensemble, Français et Allemands de nouveau, un outil d’intelligence des grands enjeux politiques qui font notre destin. Comment se dérober ? Qui laisserait passer cette chance ?

D’autres encore, hommes de radio, de cinéma, de presse, mais aussi responsables politiques, en appellent à la multiplication, entre nos deux peuples, non seulement de « passerelles », mais de paroles, oui, juste de paroles – mais fortes, bien formées, et qui fassent écho. L’Europe a un corps, insistent-ils. Il lui arrive d’avoir une âme. D’où vient qu’elle n’ait pas de voix ? Doit-elle continuer d’être cette belle muette, cette enfant, que l’on n’entend s’exprimer que dans la rhétorique des lois, règlements, directives ? Et quelle plus noble tâche alors, pour la coopération franco-allemande, que de nous doter, sinon d’une langue, du moins d’un verbe partagé ?

En les écoutant tous, en écoutant ces plaidoyers pour le dialogue franco-allemand renoué, en voyant se croiser ces initiatives et projets innombrables (et tellement plus féconds, hélas, que les propositions maussades, minimales, qui seront avancées, le lendemain, lors du sommet officiel), je songe, une fois de plus, à cette règle si étrange, et dont nul n’a plus l’air de s’étonner, qui veut que l’Europe ne nous soit concevable que dans cette relation privilégiée, presque unique, entre Berlin et Paris.

Car il y avait d’autres choix possibles, après tout.

Il était, il serait, possible d’imaginer une Europe centrée, plus à l’Ouest, sur l’axe franco-anglais.

Il était, il a été, possible de concevoir – ce fut, au lendemain de la guerre, le titre d’un projet peu connu, mort-né, d’Alexandre Kojève – un nouvel Empire latin, centré sur la Méditerranée et la solidarité de la France avec l’Italie, le Portugal, l’Espagne.

Mais non. L’Allemagne. Le pivot franco-allemand. Cette bizarrerie, oui, qui veut que l’Europe ne semble devoir se construire qu’autour des deux nations qui, non contentes de s’être, en moins d’un siècle, livré trois guerres terribles, sont, de celles qui composent l’Union, les plus apparemment étrangères.

Une hypothèse, alors. Les rapports de l’Empire et de l’Église. Le lien brisé, et inlassablement renoué, de la romanité et de la germanité. Cette synthèse théologico-politique qui fut, dès le haut Moyen Age, enfouie au cœur du continent et qui en est, depuis, l’impensé. Cette ligne de partage, cette brisure, qui fendent l’Europe en son milieu, et dont le couple franco-allemand n’en finirait pas de traiter la blessure fondatrice.

Hegel, dans La constitution de l’Allemagne, insistait sur le « défaut d’Etat » constitutif de la nation allemande. Il disait, et Fichte dira après lui, que, comme à la Grèce devenue grecque dans le miroir de l’invasion perse, le « patriotisme » est venu à l’Allemagne du dehors, c’est-à-dire, en fait, de la France et de ses armées révolutionnaires.

La constitution de la France, à l’inverse, coïncide avec la montée du centralisme, puis de ce que l’on a appelé le jacobinisme. Or nul historien, depuis Michelet, n’ignore que le triomphe de ce centralisme et, donc, la construction de l’Etat français moderne se sont notamment faits à travers le traitement – massacres, édit de Nantes, révocation de l’édit, etc. – de cette autre révolution, venue d’Allemagne, celle-là, que fut la Réforme.

Eh bien voilà. Peut-être l’explication est-elle là. L’Allemagne est une mésaventure française. La France est une mésaventure allemande. C’est pour cette double raison que l’Europe ne pouvait être qu’une grande aventure franco-allemande.


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