Presque pire que les pages antisémites de Renaud Camus et procédant d’une logique à peine moins périlleuse : la demande de ceux qui, à la télévision, voudraient voir exprimée, représentée, bref comptée, telle ou telle minorité – en l’occurrence, les Blacks. Misère de la pensée identitaire. Pauvreté de toutes les pensées qui voudraient nous enfermer dans notre supposée essence. En finira-t-on jamais avec ce faux concept, ce quasi-oxymore qu’est le « droit à la différence » ?

Patrice Chéreau annule (Libération du 31 mai) sa participation au Festival de Salzbourg en août prochain. Mais, honnête, il précise que cette participation était parfaitement symbolique (interprétation du rôle du récitant dans Lelio de Berlioz) et que sa décision eût été « peut-être différente » s’il avait dû « signer une mise en scène ». Manière de dire que la question de savoir s’il faut ou non boycotter l’Autriche reste ouverte. Manière de dire, surtout, qu’elle demeure extraordinairement complexe, impossible à arbitrer autrement qu’au coup par coup, sans arrogance ni solutions toutes faites. C’est ce que dit Gérard Mortier, le directeur du festival. C’est ce que dit, surtout, un autre grand metteur en scène dont on s’est acharné à caricaturer la position alors qu’il n’a rien fait d’autre, lui non plus, que de s’interroger sur la moins mauvaise façon de résister à Haider et de renforcer donc, sur place, le parti des nouveaux antifascistes : Luc Bondy. Pourquoi pas, à Salzbourg, dans le cadre du festival, un débat avec Chéreau, Mortier et Bondy ?

« Souverainisme » ou « droidlhommisme » ? C’est, hélas, le débat du jour. C’est, de la Tchétchénie martyre au Sierra Leone abandonné, l’alternative – odieuse, foireuse – que l’on voudrait nous imposer. Autre hypothèse, apparemment médiane mais qui n’est pas, tant s’en faut, une position de compromis : souverainisme des droits de l’homme ; souveraineté, oui, mais pour le sujet en tant que tel et en tant qu’il est, justement, porteur d’un système de droits ; tout le dispositif, en d’autres termes, de la conceptualité souverainiste – mais appliquée aux corps et âmes des grands massacres contemporains. C’est simple, finalement. C’est, ce devrait être, le principe même de nos ingérences. D’où vient que ce principe simple soit si difficile à mettre en œuvre et même à proférer ?

Il y a des vérités qui, disait Nietzsche, doivent être « dites à l’oreille », car « dites à haute voix elles ne seraient pas entendues ».

De Nietzsche encore, dans une lettre à Peter Gast, toujours la même histoire d’oreille et de voix : Beethoven était si sourd qu’il croyait faire de la peinture.

Eh oui, Philippe Lançon, nous faisons, les uns et les autres, bien de l’honneur à ce Camus-là. Et il est vrai que cet écrivain n’avait, depuis vingt-cinq ans, jamais été à pareille fête. Mais le moyen de faire autrement ? Quelle autre solution quand ledit écrivain s’avise que rien ne vaut une bonne transgression pour s’offrir un grand scandale et que, de tous les tabous à transgresser, le tabou sur l’antisémitisme est évidemment le plus sensible ? Peut-être eût-il mieux valu le « mépris rieur » dont Nietzsche – toujours lui – recommandait, dans la partie IV du Zarathoustra, d’accabler l’imbécile qui « admet la distinction entre homme supérieur et inférieur ». Je ne sais pas. Personne ne sait. Trop tard, de toute façon.

Nietzsche et l’antisémitisme, Nietzsche et le nazisme. Un livre, celui de Jean-Pierre Faye, Nietzsche et Salomé (Grasset), fait le point sur cette vraie et grande question philosophique. J’y reviendrai.

Plus de « débats », dit-on. Plus de pluralité des visions, notamment politiques, du monde. Parce que la politique se meurt ? Ou parce qu’il n’y a plus de monde du tout ? Ce mot d’un ami peintre, Américain de cœur et d’adoption, qui passe, depuis trente ans, la moitié de l’année aux États-Unis : « New York n’est plus le centre du monde, mais l’épicentre de la fin du monde. »

Après les « emplois fictifs », voici les « électeurs fictifs » de la Ville de Paris. Et si c’était le système lui-même qui était devenu fictif ? Et le jeu politique tout entier ? Et Chirac ? Et Jospin ? Et leurs affrontements enfantins ? Et leurs querelles de sacristie ? C’est l’impression – douloureuse – que l’on retire de la lecture du Miraculé de Maurice Szafran et Nicolas Domenach (Plon), l’un des livres politiques les plus aigus de la saison.

Renaud Camus lynché ? censuré ? Martyrisé ? Qu’ils lisent, ceux qui s’inquiètent de la « violence » du sort qui lui est fait, un autre petit livre, celui de Françoise d’Eaubonne, La plume et le bâillon, qui paraît ces jours-ci aux éditions de L’Esprit frappeur et qui évoque le destin de trois vrais écrivains maudits : Violette Leduc, Nicolas Genka et Jean Sénac.


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