Après la bibliothèque d’Orange épurée, puis l’éviction de Gérard Paquet de son festival de Châteauvallon, voici le tour de Marek Halter dont la présence, à la Fête du livre de Toulon, est jugée « inopportune » par la mairie. Ce qui frappe, dans cette affaire, c’est, bien sûr, l’arrogance d’un parti qui ne s’embarrasse plus de précautions pour afficher son antisémitisme. Mais c’est aussi – prenons-y garde – l’intelligence stratégique dudit parti qui, engagé dans ce qui ressemble de plus en plus à une lutte pour la conquête du pouvoir, vise, au fond, assez juste. Car le fascisme n’a jamais eu, à la fin des fins, qu’un ennemi vraiment sérieux. Ce ne sont pas les lois – qu’il tourne aisément. Ni les Parlements – où il entre couramment. Ni même les immigrés – ses proies les plus faciles. Non. Son pire ennemi, le plus radicalement haï en même temps que le plus irréductible, a toujours été, et demeure, la culture. Quand ils entendent le mot culture, les gens du FN sortent leur revolver. Contre-attaque à l’usage de ces temps obscurs : soyons nombreux, quand nous entendrons le mot FN, à inverser la logique et à sortir notre culture.

J’ai connu le commandant Massoud il y a presque vingt ans quand, avec Marek Halter justement, nous lui apportions, au cœur de la vallée du Panchir où il tenait tête aux Soviétiques, les premiers émetteurs de ce qui allait devenir « Radio Kaboul libre ». Il était jeune, intrépide. C’était le plus brillant des chefs militaires. Mais celui qui incarnait alors l’aile démocratique de la résistance avait surtout la particularité d’avoir emporté avec lui, jusqu’au fond des villages et des grottes où il s’abritait des bombardements, une bibliothèque immense, riche, disait-on, de plus de cinq mille ouvrages – une bibliothèque-bivouac où il puisait, nous expliqua-t-il un jour, l’essentiel de son énergie. Ce guerrier qui, par la force des armes alliée à celle de l’esprit, tint en échec l’Armée rouge va-t-il céder aujourd’hui aux talibans ? Ce grand général doublé d’un amateur de littérature va-t-il, vingt ans après, être vaincu par ce que l’islam fondamentaliste compte de plus rétrograde ? C’est, pour l’ancien jeune homme que je suis, une pressante et terrible énigme. C’est, pour tous ceux qui – là comme ailleurs – savent que la partie se joue entre culture et intégrisme, l’un des vrais rendez-vous de la fin du siècle.

On savait que Charles Hernu avait été vichyssois. On apprend aujourd’hui qu’il aurait émargé au KGB. D’une collaboration l’autre. D’une infamie à son ombre portée. Et puis une trame de plus dans l’interminable intrigue de cette « Histoire des treize » qu’aura décidément été l’aventure mitterrandienne. Que nous réserve, encore, la bouche d’ombre de l’idéologie française au XXe siècle ?

Aux éditions des Cahiers du cinéma, Conversations de Manoel de Oliveira avec Antoine de Baecque et Jacques Parsi. C’est ce que l’on peut lire de plus intelligent ces jours-ci, sur le montage, les rapports de la littérature et du cinéma, le muet, le désir de fiction, le statut de la vérité en art, les liens du sébastianisme et du marxisme ou même la modernité de la Bible et des Évangiles. Qui, sinon l’auteur de Val Abraham, se souvient encore des pages de Claudel sur les menstruations de la Vierge Marie ? qui s’intéresse au fait qu’à l’époque de la naissance du Christ la virginité « n’était socialement pas bien vue » et que « si une fille restait vierge elle empêchait la venue du Messie » ? Leçon de cinéma. Exemple de philosophie vécue. Et puis, sous la plume d’un des deux auteurs, une méditation sur cette inaltérable jeunesse de Oliveira dont j’ai déjà parlé, moi-même, dans ce bloc-notes et dont la description vaut, au mot près, pour Picasso : il y faut, dit de Baecque, un corps qui « n’ait pas beaucoup servi, attentivement préservé » ou alors, au contraire, qui ait « beaucoup vécu, comme celui d’un athlète entraîné ». Corps d’artiste et corps glorieux. Antiphysiologie de l’esprit.

Des images de l’algarade de Jacques Chirac avec son escorte de policiers israéliens, Daniel Schneidermann dit, dans sa dernière chronique du Monde, que ce sont des premières images « véritablement présidentielles » du septennat. Sur la forme, il n’a peut-être pas tort. Mais sur le fond ? Sur le fond j’attends que l’on m’explique comment on peut afficher une amitié avec Hafez el-Assad, puis plaider le dossier de la levée des sanctions contre l’Irak de Saddam Hussein et réserver son ire à un homme – Netanyahou – dont on admettra qu’il est le seul des trois à n’avoir pas de sang sur les mains. Netanyahou est un nationaliste dont la politique désastreuse nuit aux intérêts d’Israël. Assad et Saddam sont des terroristes dont la haine de la démocratie menace non seulement Israël mais le monde. La nuance est de taille. Elle m’interdit, jusqu’à nouvel ordre, de me joindre au chœur de ceux qui applaudissent sans réserve à la « liberté retrouvée » du chef de l’État.

Trente ans de pensée française racontés par Le Magazine littéraire. On feuillette l’album. On parcourt les chronologies. On rêve sur ces querelles éteintes, ces livres à demi oubliés, ces photographies jaunies et déjà légendaires. Jusqu’à ce que l’on s’avise que c’est de nous qu’il s’agit : notre histoire, nos débats, le présent d’hier soir déjà transformé en passé, notre jeunesse en un mot, un sédiment de nous-mêmes. Ce vertige soudain, cette image d’une génération, la nôtre, vue et comme écrasée au téléobjectif du souvenir : est-ce, dans l’histoire des idées, ce que l’on appelle vieillir ?


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