Enfin ! C’est le premier mot – « enfin ! » – qui vient à l’esprit tandis que les avions de l’Otan, et les canons de la Force de réaction rapide, se décident à frapper. J’ignore, à l’heure où j’écris, où s’arrêtera cette frappe. Et nul ne connaît, non plus, le sort des pilotes français disparus. Mais que le geste ait été fait, que l’on se soit décidé, après trois années et demie d’indifférence et de lâcheté, à désigner clairement l’agresseur et à le châtier, que l’on ait rompu, en un mot, avec l’impunité inouïe dont jouissaient les milices terroristes de Mladic et Karadzic, voilà qui est, à soi seul, un événement considérable. Imaginons que, demain, le siège de Sarajevo soit levé. Supposons que les armées alliées aillent au bout de leur démarche et libèrent la ville martyre. Figurons-nous, oui, une capitale bosniaque qui sortirait du cauchemar et deviendrait une ville libre pour des citoyens libres. Ce serait une date dans l’histoire, non seulement de la guerre, mais de cette fin de siècle européen. Sarajevo aura été le nom de notre honte. Il sera celui de notre sursaut. Et, dans la mémoire collective de l’époque, ce jour s’inscrira au même titre que celui de la chute du mur de Berlin ou de la fin de l’apartheid.

L’heure n’est, certes, pas au triomphalisme. Et je m’en voudrais de tirer de la situation un trop facile avantage. Mais comment ne pas songer un instant à ceux qui, depuis trois ans, péroraient que l’intervention était « impossible » ? Comment ne pas avoir une pensée, rien qu’une petite pensée, pour ces faux experts et vrais imposteurs qui allaient répétant qu’il faudrait, pour faire plier les Serbes, « cent cinquante mille soldats au sol », une guerre « terrible » et « prolongée » ? Comment ne pas renvoyer à leur formidable incompétence tous ceux qui traitaient d’« irresponsables » les intellectuels, hommes d’Église ou simples citoyens qui se contentaient de recommander ce que les responsables occidentaux trouvent, aujourd’hui, raisonnable et juste ? On en rirait si ce n’était tragique. On se moquerait si cette mascarade ne s’était payée de tant de carnages. On se contentera de recommander la vigilance, désormais, à tous ceux que ce terrorisme intellectuel a pu intimider : ces diplomates étaient nuls ; ces généraux, incapables ; ces dirigeants onusiens qui, hier encore, faisaient la loi étaient tout bonnement complices des crimes qu’ils choisissaient d’ignorer ; voilà ce dont il faudra se souvenir le jour – car il viendra – où les mêmes sujets supposés savoir prétendront, à nouveau, nous faire la leçon.

Ce qui s’est passé pour que l’on en arrive là ? Et comment ce qui était réputé inconcevable est-il devenu le visage même de la raison ? Il y a eu le rôle des hommes sans doute – à commencer par celui de Jacques Chirac. Le poids des opinions – et, d’abord, leur écœurement face aux massacres impunis. Il y a eu l’image de nos Casques bleus enchaînés, pris en otages ou assassinés. Mais il y a un autre événement dont on ne parle guère et qui me paraît au moins aussi décisif : c’est la résistance inattendue des Bosniaques ; c’est l’héroïsme de ces hommes que l’on aura tout fait, vraiment tout, pour contraindre à capituler ; ce sont ces populations à bout de souffle, ces ombres que nous ne voulions plus voir et dont nous avions décrété la mort militaire, politique, cathodique, ce sont ces spectres exténués, ces gens qui, à en croire les fameux experts, n’aspiraient qu’à se rendre, à accepter l’arrangement qu’on leur offrait et qui, seuls contre tous, au mépris de toutes les pressions, ont préféré le risque de mourir debout à la certitude de vivre à genoux. Les raisons de ce parti pris ? Ses ressorts ? C’est une autre affaire. Mais il est clair que c’est lui qui a déjoué les calculs de nos real-politiciens et les a, in fine, forcés à s’engager. Triomphe de la volonté. Victoire de l’esprit de résistance.

Si la communauté internationale, avec ce tardif sursaut, retrouve, à défaut de son âme, sa crédibilité ? Je n’en sais rien. Mais j’en doute. Car quel bilan, quand on y songe ! Et, quoi qu’il arrive, quel désastre ! La Bosnie, bien sûr, peut survivre. Elle peut aussi agoniser et trouver dans l’actuelle démonstration de force le dernier acte de son drame : celui où, au nom de cette fermeté nouvelle manifestée à l’endroit des Serbes, on la prierait d’accepter la paix, n’importe quelle paix, c’est-à-dire, en fait, le dépeçage. Dans les deux cas, deux cent mille hommes, femmes et enfants auront disparu pour rien. Dans les deux cas, c’est notre système de sécurité collective qui aura été emporté dans la tourmente. Dans les deux cas, c’est toute une culture politique – celle, en gros, de l’humanitaire sans rivages, de la dictature des bons sentiments et de ces guerres sans morts au coût, finalement, si élevé – qui aura fait son temps. Munich avait eu raison de la SDN. La Bosnie, ce nouveau Munich, aura eu raison, quoi qu’il advienne, de l’Organisation des nations unies telle qu’elle fonctionnait depuis cinquante ans. La guerre de la fin du siècle. Une guerre pour fin d’époque. Un âge bascule avec la Bosnie, irrévocablement – sans que l’on sache, encore, vers quoi il nous précipite. Satisfaction, donc. Soulagement. Mais pas vraiment d’euphorie.


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