Seillière contre Jospin. Le baron de droite contre le protestant de gauche. C’est la comédie, truquée, que s’offrent les Français en cette fin d’année. L’un – Jospin – sait, mieux que personne, ce que sa loi sur les trente-cinq heures coûterait, s’il l’appliquait, à l’économie du pays – mais il doit des comptes à ses troupes et, donc, il fait semblant. L’autre – Seillière – n’ignore rien du réalisme de son adversaire ni, par conséquent, de son embarras, mais il feint de le prendre au mot – ce qui lui vaut, du côté des siens, une faveur sans précédent. Les « deux cents familles » contre le « Front popu ». C’est un classique du répertoire. Mais c’est aussi une caricature. La même impression « spectrale » que dans le débat sur les crimes du communisme. Le même sentiment d’avoir affaire à un simulacre d’affrontement où chacun, à tour de rôle, dépêcherait sa marionnette sur le devant de la scène, ou dans les lignes adverses. (À propos des crimes communistes, d’ailleurs, un dernier mot : je m’en veux, la semaine dernière, de n’avoir pas songé à signaler que l’essentiel du Livre noir de cette année se trouvait dans le Livre blanc de 1951 ; il m’aura fallu, pour m’en souvenir, la mort de ce merveilleux personnage, résistant de la première heure, puis antitotalitaire intraitable, que fut David Rousset ; hommage, donc, à David Rousset ; gloire à l’auteur de ces deux grands livres qui serviront à jamais de tombeau à ceux qui n’en ont pas eu : L’univers concentrationnaire et Les jours de notre mort.)

Carlos était « un mégalomane », raconte Magdalena Kopp, son épouse, à un hebdomadaire allemand. Il n’était avide que d’argent, de jouissance et, au fond, de « pouvoir ». En un mot, tout est dit. Terrorisme et pouvoir. Le terrorisme comme volonté et représentation du pouvoir. La vraie nature des terroristes qui, avant d’être des rebelles, des révolutionnaires, des desperados, etc., sont des bêtes d’État manquées. Qu’est-ce, à la fin, qu’un poseur de bombes ? Que doit-il y avoir dans sa tête pour qu’il s’arroge ainsi le droit de rayer les vivants de son choix de la surface de la planète ? Il y a un flic. Doublé d’un juge. Doublé d’un bras armé ou d’un bourreau. Il y a les principaux attributs, autrement dit, d’un État greffés sur une cervelle. Un terroriste, c’est un micro-État. C’est un concentré, un modèle réduit d’État. C’est un monstre, oui, mais froid – à la façon des « monstres froids » décrits et dénoncés par Nietzsche. Pousser jusqu’à son terme la réflexion sur le totalitarisme engagée par David Rousset, c’est aller, du même mouvement, jusqu’à la vérité du terrorisme. (Pendant ce temps, un écrivain, Tahar Ben Jelloun, se rend en Égypte endeuillée par le terrorisme des Fous de Dieu. Il voyage. Il écoute. Il publie, dans Le Monde, ses impressions d’après massacre. Les mots contre les mitraillettes… La littérature contre ces États miniatures que sont les kamikazes de Louxor… Pour les intellectuels, comme pour les politiques, ce n’est qu’un début, le combat continue.)

Une journaliste vient m’interroger sur la création, il y a vingt ans, d’Action internationale contre la faim. Il y avait là Jacques Attali, Françoise Giroud, Marek Halter, Maria Antonietta Macciocchi, Gilles Hertzog, Guy Sorman, d’autres. Notre illusion d’alors : croire que la pitié était une vertu quand elle n’était, sans doute, qu’une passion. Notre autre erreur, la féconde mais incontestable erreur de ce que l’on devait, assez vite, appeler « l’idéologie humanitaire » : confondre l’humanitaire, justement, et l’humain ; réduire les droits de l’homme à ceux du vivant ; prendre le risque, un jour, de traiter nos semblables comme une autre espèce menacée – faire de la politique, autrement dit, une région de l’écologie. Le débat eut lieu. D’une certaine façon, il a toujours lieu. Bernard Kouchner, ce soir encore, chez Ruth Elkrief, à LCI : frémissement intact ; énergie retenue ; on le sent prêt, et c’est son côté formidablement sympathique, à reprendre demain son sac de riz ; et puis, tout à coup, l’autre voix – celle du vrai politique qu’il est aussi devenu.

Mort de Claude Roy. Ce drôle de personnage, rieur et curieux, charmeur et savant, croisé dans les parages du Nouvel Observateur, au début des années 70. Son visage de boxeur désenchanté. L’ironie de son regard bleu. Cette façon de la jouer modeste : « j’ai été l’intime de Vailland, Picasso et Vilar ». Ce stendhalisme perpétuel. Cette sérénité tolérante, ultra-sceptique, de ceux que rien ni personne n’abusera plus. Son secret ? Peut-être cet homme qui traverse Notre avant-guerre de Brasillach et qui fut maurrassien avant de devenir compagnon de route des communistes a-t-il été vacciné, très vite, contre les fièvres de l’égarement. Peut-être a-t-il eu, dans ses premières années de vie publique, son compte de déraison. Les hommes disposent, au fond, d’une quantité finie d’erreur possible. C’est comme une peau de chagrin à l’envers, sur laquelle les plus avisés sauraient qu’il vaut mieux tirer sans tarder afin d’avoir le temps, ensuite, de manifester esprit de mesure et clairvoyance. Autre loi de la comédie du siècle : il est bon de se tromper vite et intensément ; il est sage d’épuiser au plus tôt son compte d’aberration – meilleur moyen d’aborder l’âge d’homme avec tout loisir, enfin, de n’avoir plus à se tromper.


Autres contenus sur ces thèmes