Encore la « parité ». Question essentielle, évidemment. Bataille idéologique de fond. Avec, au cœur d’un débat que l’on aurait bien tort de réduire à une banale « querelle d’intellectuels », cette question qui a l’âge de la métaphysique : la citoyenneté a-t-elle à voir avec la nature ? qu’est-ce, au juste, que l’Universel ? l’Universel est-il, ou non, sexué ? Je pense, pour ma part, que non. Et si je le pense, c’est que je reste fidèle à ce que nous disent les textes bibliques sur la question. Dieu, « créant l’homme à son image, les créa mâle et femelle » (Gen. I, 27)… « Mâle et femelle il les créa et les appela du nom d’Homme » (Gen. V, 1-2)… Formules énigmatiques, mais qu’Emmanuel Levinas a commentées dans une de ses Lectures talmudiques : égalité absolue, dit-il ; morale de la reconnaissance et du respect ; réciprocité entre partenaires qui, avant d’être « divisés », sont « parents en humanité » ; universalité d’un sujet inévitablement sexué, mais dont la différence sexuelle doit être déclarée « seconde » dès lors qu’il sort de l’état de nature pour entrer dans le règne de la Loi et nouer une authentique « intrigue sociale » ; ou encore cette formule magnifique : si la femme biblique (Gen. II, 21-23) est une « côte », c’est qu’elle est un « visage » avant d’être une « matrice »… Être fidèle à Levinas aujourd’hui, c’est tenir sur les deux fronts. Oui au combat politique le plus acharné ; oui à des pratiques politiques qui harcèleront les partis, les confondront aux yeux de l’opinion, multiplieront les procédures d’incitation, voire de contrainte, financière susceptibles de faire entrer dans les mœurs l’égalité entre les sexes ; oui, autrement dit, à tout ce qui peut contribuer à décréter « l’état d’urgence » sur le terrain d’une « cause des femmes » en péril – oui à tout ce qui peut, concrètement, la faire avancer et triompher. Mais non, mille fois non, à une révision de la Constitution qui fait bizarrement l’unanimité, droite et gauche confondues, sur les bancs d’une Assemblée accusée par ailleurs, à juste titre, d’être le plus cruel miroir de la discrimination – et dont je redis qu’elle équivaudrait à une régression sans précédent : au lieu de l’état d’urgence, la révision des principes ; au lieu de mesures d’exception qui, comme toutes les mesures d’exception, ne valent que par leur réversibilité, la redéfinition irrévocable de ce qu’est un sujet politique ; au lieu d’un progrès citoyen, un retour en force de l’idée de nature… Levinas, donc, contre le sexisme inversé des dogmatiques de la parité. Et, aux côtés de Levinas, une certaine Simone de Beauvoir, adversaire, ô combien, de tous les naturalismes.

Quel rapport entre Auschwitz et le « Carré noir sur fond blanc » de Malevitch ? Quel est ce siècle qui commence avec un « ready-made » de Marcel Duchamp et s’achève avec le Shoah de Claude Lanzmann ? Qu’est-ce que l’absence ? Le rien peut-il s’incarner ? Le vide d’image et d’objet peut-il, doit-il, prendre corps ? Qu’est-ce qu’un âge de la conscience qui aura été, du même mouvement, celui de l’Absence et de l’Objet, du rien à voir et de l’approche, de l’infigurable et de la figure ? Imaginons qu’il faille désigner l’Objet par excellence de ce siècle : la minijupe, le drapeau de l’Onu, l’atome, un comprimé de pénicilline, l’Empire State Building, un presse-purée, une boîte de Coca, une ligne de coke, une brebis clonée, ou bien… ? Qu’est-ce qui est plus fort que les ruines ? L’art a-t-il changé après les chambres à gaz – et en quoi ? Qu’est-ce qu’un monument invisible ? Un trou noir ? La nuit en plein jour ? La mort industrielle ? Un corps, et un nom, perdus ? L’art moderne ? L’objet impensable ? Une grande œuvre (Malevitch encore et son autre « carré noir », mais sculpté celui-là, et en plâtre) est-elle une énigme ou une réponse ? En quoi « Shoah » (le film de Lanzmann, toujours) n’a-t-il rien de commun avec, mettons, « Nuit et brouillard » ? Son vrai débat avec Spielberg ? Avec Godard ? Avons-nous le droit, et pourquoi, de dire qu’il s’agit d’une « œuvre d’art sur la Shoah » ? L’Oubli est-il un crime ? La Mémoire un devoir ? Pourquoi le centre d’un siècle qui fut celui de l’image reste-t-il hors de toute image ? Trop d’obscurité ou trop de lumière ? Ceci est-il une pipe ? Une machine ? Un carré logique ? Est-ce le fond blanc qui produit le carré noir, ou l’inverse ? Nie-t-on avec les mots, ou sans mots ? Qu’est-ce qu’un événement sans témoins ? Un désastre sans regard ? Un premier regard ? Le regard des absents ? Une sépulture ? Un crime parfait, déjà effacé lorsqu’il se commet ? Un spectateur ? Un trompe-l’œil ? Une œuvre d’art est-elle un objet de pensée ? Malevitch, Duchamp, Lanzmann sont-ils des « artistes lacaniens » ? Y a-t-il un rapport, et lequel, entre « l’objet (a) » de Lacan et « l’objet de l’art » au XXe siècle ? Qui sont ceux qui, en un mot, font comme si le XXe siècle n’avait été qu’un songe, une hallucination, un leurre ? Et qui œuvre, donc, dans le sens inverse : un siècle qui « nous regarde » et un art qui, en ce siècle, aurait perdu sa « belle vertu consolatrice » ? Ces questions – et quelques autres – sont au cœur d’un des livres les plus étonnants du moment : L’objet du siècle, de Gérard Wajcman (éditions Verdier). J’invite, toutes affaires cessantes, à le lire.


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