J’ai dit : « idolâtrie ». Peut-être avais-je tort et ai-je sous-estimé l’authenticité de l’émotion. Est-ce lui, Mitterrand, que l’on pleure ? l’époque qui s’achève ? le siècle ? On pleure, en tout cas. Et, dans ce deuil étrange, il y a plus que l’hommage d’une moitié de la France à l’autre – c’est comme une communion, un partage de destin, un lien social renoué autour d’un héros totémique. Peut-être François Mitterrand aura-t-il été, en effet, une sorte de dernier roi.

Le bilan ? Trop tôt pour dresser le bilan. Trop de vacarme commémoratif. La commémoration – qu’il a lui-même tant aimée, et pratiquée jusqu’à la nausée – est le contraire de la mémoire. Et il faut de la mémoire pour faire le bilan d’une vie.

Jean Cau dans ses Croquis : « François Mitterrand, lumière ou torche fumeuse de la gauche »… De quand datent ces lignes ? Peu importe. On les dirait d’aujourd’hui : c’est très exactement la question posée – qui ne se tranchera qu’au fil des années.

Un cacique socialiste : « Il y avait quelque chose de satanique en Mitterrand, une influence maligne, une façon de susciter l’amour le plus extrême, puis, lorsque l’amour se dissipait, une adoration retournée, une haine. » La haine dirigée contre soi : Bérégovoy, Grossouvre. Contre lui, le maître supposé ingrat : le docteur Gubler. Les suicidés du mitterrandisme.

Jacques Attali interdit de visite avenue Frédéric-Le Play… On dira ce qu’on voudra. On invoquera Verbatim. On se retranchera derrière telle confidence du président désavouant, sur la fin, le plus proche de ses proches. Rien de tout cela ne m’empêchera de trouver bizarre l’ostracisme porté sur un seul. Rien ne me fera croire qu’il n’y eut qu’un traître en Mitterrandie et que ce traître fut Attali. Logique, éternelle, du bouc émissaire. Comme si une tribu se formait – se reformait ? – sur le dos de l’un des siens…

La prochaine étape ? La prochaine perle lâchée par la bouche d’ombre mitterrandienne ? Probable que nous ne sommes qu’au début de nos surprises et que cet amateur de mystère et de secrets, ce carbonaro politique, ce comploteur impénitent, qui nous a avertis qu’il croyait aux « forces de l’esprit » et, en un sens, ne nous « quitterait plus », a savamment disposé sous nos pas d’autres bombes à retardement. Patience ! Tout explosera. Tout sortira. N’a-t-il pas lui-même réglé la machine infernale de son horloge ?

Dans une semaine déjà, ou deux : le livre avec Georges-Marc Benamou. Je ne l’ai pas lu, ce livre. Mais j’étais là, ce jour de février 1992, dans les coulisses du colloque que nous avions organisé au Palais de Chaillot, quand le vieux président prit à part le jeune directeur de Globe et lui demanda, pour la première fois, de venir recueillir son ultime confession : les vieux amis s’en allaient ; les fidélités anciennes se dénouaient ; c’était le début du dernier hiver – ne restait qu’un homme seul en face de son passé, de ses mensonges, de sa vérité.

Et Mitterrand lui-même ? Qui sait si l’on ne retrouvera pas un jour, de sa main, le « journal » qui achèvera d’éclairer les pistes – ou de les brouiller à jamais. Je n’ai pas d’information, là non plus. Mais j’ai, comment dire ? un pressentiment. Le Mitterrand que j’ai connu, l’auteur du « Bloc-notes » de L’Unité, l’homme que j’ai vu s’absenter d’un congrès, d’une négociation politique difficile, d’un débat, pour aller téléphoner à un correcteur d’imprimerie et lui demander de changer un mot ou de déplacer une virgule, je ne peux imaginer que cet homme-là ait, quatorze ans durant, renoncé à toute forme d’écriture. Plus le temps ? Allons donc… Il aurait eu le temps de flâner, jouer les piétons de Paris, lire, revoir ses vieux amis d’Alsace ou du Morvan, caresser ses ânes, soigner ses chiens et ses colverts, il aurait eu du temps pour tout sauf pour écrire ! Étrange…

Elle a vingt ans. Elle est vénitienne. Je vois sa naïve admiration pour l’aventurier de haut vol. Et je ne peux m’empêcher de penser à ce passage des Écrits intimes où Roger Vailland – qui sait de quoi il parle ! – raille la fascination des « âmes faibles » pour « le grand seigneur méchant homme ».

La dernière provocation du grand seigneur, le geste donjuanesque par excellence : la réconciliation, devant son cercueil, des deux familles. Belle image, sans doute. Beau geste d’esprit libre. Et pour le voltairien que je suis, un intéressant défi aux Tartuffes. Mais Dieu dans tout cela ? Et l’Église ? Qu’est-ce qu’ont bien pu penser, à cet instant, les prêtres catholiques garants, jusqu’à nouvel ordre, du sacrement de mariage – et contraints de bénir, à la face du monde, ce qu’il faut bien appeler l’adultère ?

François Mitterrand aura eu deux enterrements religieux. Pour un président, c’est un de trop. Et l’on reste sidéré qu’il ne se soit trouvé personne, au sommet de l’État, pour songer à une vraie célébration laïque. L’arc de Triomphe, comme Hugo… La place de la Concorde, comme Léon Blum… La Cour carrée du Louvre, comme Braque… L’un quelconque des monuments – par exemple, la Grande Bibliothèque – auxquels ce bâtisseur avait pris soin d’attacher son nom… Faste pour faste, on avait l’embarras du choix. Au lieu de quoi Notre-Dame et la télévision, qui ne sont pas, que l’on sache, des lieux républicains. Ce fut l’ultime bizarrerie d’une semaine qui n’en a pas manqué : l’absence de l’État comme tel aux funérailles de son chef.


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