Si la « conversation » est un art ? demanda un jour une femme du monde à Ernest Hemingway. Bien sûr que non, lui répondit l’auteur de L’adieu aux armes. La preuve : la plupart des grands écrivains monologuent, écoutent parfois, mais ne dialoguent jamais. Moyennant quoi il obtint de la dame ce qu’il en attendait : qu’elle s’offre sans trop d’« art » et, pour le reste, lui fiche la paix.

Les filières noires. C’est le titre du dernier livre de Guy Konopnicki – l’enquête la plus fouillée menée, depuis celle d’Edwy Plenel et Alain Rollat, sur les coulisses, les filiations, les réseaux secrets du Front national. Pas d’invective. Pas d’excommunication ni d’anathème. Mais une enquête, oui. Des faits, rien que des faits. Et une analyse, presque clinique, de l’idéologie du Front, de ses généalogies les plus obscures, de la biographie de ses responsables ou de ses inspirateurs, de ses relations avec les milieux de l’extrême droite, voire avec le milieu tout court. Victor Barthélemy, cela vous dit quelque chose ? et Laurent Mirabaud ? et que savez-vous des vraies raisons qui, au moment de la guerre du Golfe, portèrent Jean-Marie Le Pen à soutenir Saddam Hussein ? Ne voulant pas imposer à mes lecteurs un de ces « droits de réponse » dont l’extrême droite devient coutumière, je n’en dirai pas davantage – mais les encouragerai à se plonger très vite dans ce livre vif, roboratif et, je le répète, redoutablement informé : la lecture la plus utile, à mon sens, en ce début d’été maussade, un peu glauque et tout bruissant, hélas, de douteux et sinistres présages.

Un ministre de la Défense avouant avoir mis sur écoutes les collaborateurs de son prédécesseur – membre, au demeurant, de la même majorité et du même parti que lui : voilà où en est la France ; voilà où en est, en France, une classe politique qui n’a plus besoin de personne – et même pas du Front national – pour se ridiculiser et se disqualifier. L’incident n’est pas seulement grotesque, il est terrible – nouveau signe de cette déroute, de ce suicide programmé, de cet autodafé étrange et quasi sacrificiel qui semblent devenus le lot de la plupart de nos partis.

Déluge d’informations, pièces à conviction, dossiers divers sur les charniers de Srebrenica et la responsabilité, dans le massacre, de Mladic et Karadzic. La communauté internationale en tire-t-elle les leçons qui s’imposent ? Met-elle en œuvre les moyens nécessaires pour arrêter les coupables désignés ? Et ce tribunal qu’elle a créé et qui, contre toute attente, fait son travail et sauve l’honneur, va-t-elle lui offrir le bras armé sans lequel resteront lettre morte les sanctions qu’il prononcera ? Apparemment, non. Et voici plutôt revenu, comme il y a un an, le temps des atermoiements, petites lâchetés, faiblesses consenties : « Karadzic est si puissant, si dangereux – il serait si périlleux, pour l’Occident, de tenter de s’emparer de lui. » On croit rêver. On se croit ramené, oui, un an, deux ans en arrière – au temps, que l’on croyait révolu, où les Serbes n’étaient forts que de notre faiblesse et où une bande de factieux tenait mystérieusement en respect les armées coalisées de l’Occident. Drôle d’époque, non pas ignare mais surinformée – et où c’est de cette surinformation qui naissent la bêtise et, à nouveau, la démission.

Triste 14 Juillet. Heureusement Nelson Mandela était là pour nous parler, non des taux d’intérêt de la Banque de France, mais de Voltaire, Rousseau, Montesquieu, la prise de la Bastille, la liberté, les droits – bref, pour prendre l’événement au sérieux et nous donner, lui, l’étranger, une admirable leçon de France. Pour ma part, j’étais à Toulon – occupé, avec quelques autres, à dire aux lepénistes : « le 14 Juillet est la fête de la Fédération et, donc, de la République ; touchez pas à la République ; touchez pas au 14 Juillet ; il y a des millions d’hommes et de femmes dans nos villes, et dans nos “banlieues”, qui ne laisseront pas faire ce putsch symbolique, ce rapt ».

Des fuites radioactives au centre de stockage de La Hague. Quatre leçons, au moins. Incompétence de l’État qui n’a rien vu venir. Haine de l’information et goût maniaque du secret. Mépris des citoyens sacrifiés à des calculs, des politiques à courte vue. Et puis, il faut aussi le dire, indifférence suicidaire desdits citoyens qui n’ont pas l’air plus émus que cela d’apprendre qu’ils sont assis sur cette poubelle géante – événement sans précédent dans l’histoire de l’espèce humaine, de ses déchets, de leurs relations : comme si l’époque s’accoutumait à ses apocalypses sèches… comme si l’humanité se faisait, elle aussi, à l’idée de son autodissolution possible…

Tout le monde compare Crash, le film de David Cronenberg dont je parlais la semaine dernière, à la peinture de Francis Bacon. Trop beau pour être vrai. Beaucoup moins belle, en revanche, mais plus proche de la réalité, la relation avec Gilles Deleuze – ses corps sans organes, ses devenirs-machine du corps, son éloge du tatouage, sa théorie de la libido nomade, ses machines désirantes, son vitalisme mécanisé – toutes tentations que l’on retrouve dans ce film bizarre, assez génial et qui, comme on le prévoyait, commence déjà de faire scandale. Il y a vingt ans, à l’époque de La barbarie à visage humain, j’aurais vu dans cette parenté deleuzienne une raison suffisante pour détester le film. Aujourd’hui, le conformisme, la régression, la normalisation idéologique et morale vont si vite que j’y verrais presque, au contraire, une raison de m’y intéresser. La pensée, même adverse, plutôt que l’invasion de la platitude et de la sottise.


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