Qu’il y ait des problèmes de sécurité dans les banlieues, que ces problèmes soient souvent le fait de bandes de jeunes et qu’il y ait, parmi ces jeunes, des enfants en rupture de ban familial, nul ne songe à le nier. Mais croire, comme font un nombre croissant d’élus, que l’instauration d’un « couvre-feu » puisse être une réponse à ces problèmes, croire que l’on puisse impunément déclencher, dans les quartiers sensibles, des chasses à l’enfant perdu, voilà, en revanche, un terrible piège où l’essentiel de la classe politique est en train, jusqu’au président de la République compris, de se jeter tête baissée.

Je passe sur l’hypocrisie de ces élus qui nous disent, la main sur le cœur, sur le ton du bon grand-père veillant au sort de ses petits, qu’ils n’ont, dans cette affaire, d’autre volonté que de « protéger les enfants » et qui, dans la même phrase, tombent le masque et nous avouent que leur vrai souci, c’est la fâcheuse image donnée aux touristes étrangers par les bandes de « sauvageons » qui traînent dans leur ville après minuit. Ont-ils peur, ceux-là, pour les enfants, ou des enfants ? S’agit-il, comme nous l’explique Mme Royal, de protéger les enfants ou de se protéger d’eux ? Et n’y a-t-il d’autre façon, franchement, de maintenir l’ordre sur la Croisette, de contenir la multiplication des rave-parties, de lutter contre les nuisances sonores et les rixes, que d’ouvrir dans les commissariats ce qui, très vite, ressemblera à des fourrières à mômes ?

Je passe aussi sur le fait que l’instauration d’un couvre-feu est, qu’on le veuille ou non, attentatoire à cette liberté fondamentale, de surcroît constitutionnelle, qu’est la liberté d’aller et venir. Oh ! certes, l’entorse est mineure. Et l’on ne va pas, sous prétexte que le Conseil d’Etat a donné raison à trois ou quatre élus qui confondent idéal citoyen et obsession policière, sonner le tocsin des libertés. Mais tout de même, y a-t-il, s’agissant des libertés, petites et grandes entorses ? Ne nous a-t-on pas expliqué cent fois, sur d’autres terrains, qu’il n’y a pas, quant aux principes, d’échelle dans les accommodements ? Et qui nous dit que, une fois cette chasse-ci passée dans les mœurs, il ne se trouvera pas d’autres apprentis sorciers, légitimement soucieux de la sécurité dans leurs banlieues, pour proposer de cibler les enfants de plus de 13 ans, puis les jeunes en général, puis, qui sait, les Maghrébins ? Je suis loin d’être certain, personnellement, que ces fameux enfants soient plus en sécurité chez eux, entre un père ivrogne et une mère battue, que dans la rue. Mais ce dont je suis sûr, c’est que, en les stigmatisant de la sorte, en les criminalisant, on est en train d’ouvrir une boîte de Pandore aux ressources insoupçonnées.

Car le pire, c’est le signifiant. Le pire, le plus grave, c’est, d’ores et déjà, ce mot même de couvre-feu dont on ne sait, au juste, qui l’a lancé ni quand – mais qui a pris comme de l’étoupe et qui flambe dans les consciences les mieux intentionnées. Qui dit couvre-feu dit guerre. Qui dit guerre dit ennemi. Et qui dit ennemi devra bien, un jour ou l’autre, se décider à nous expliquer qui, au juste, est cet ennemi, quel est son visage, comment on le combat. Les jeunes ? Leurs parents ? Les quartiers difficiles en général ? La France serait-elle en guerre contre ses quartiers difficiles ou, comme on disait au XIXe, ses classes dangereuses ? Tant de décennies passées, tant d’années d’explication et de pédagogie républicaines, tant et tant de débats où l’on tentait de mettre en garde contre les solutions toutes faites de la pensée Le Pen, tant d’éducateurs admirables qui, sans attendre les arrêtés municipaux, sillonnaient les quartiers difficiles pour, sans tapage, avec humanité et tact, prendre en charge les enfants perdus et, quand c’était possible, les ramener chez eux, tout cela pour en arriver là, à ces formules démagogiques, simplistes et peut-être, ce qu’à Dieu ne plaise, assassines – quelle tristesse !

Un dernier mot. Il n’est pas indifférent que cette effervescence médiatique et politique se fasse tout de même, et fût-ce dans l’hypocrisie la plus totale, au nom de la sacro-sainte « protection de l’enfance ». Voilà longtemps que, ici et ailleurs, je mets en garde contre cette métaphysique de l’enfant-roi qui est en train, sur les ruines du freudisme, d’investir nos sociétés. Voilà longtemps que je dis et répète que le culte de la pureté, de l’innocence, donc de l’enfance éternelle et bénie, pourrait bien être devenu notre dernière religion. Eh bien voilà, nous y sommes. Peut-être tenons-nous là, avec cette poussée de fièvre sécuritaire, le premier effet délétère concret de cette « infantilisation » rampante de l’esprit public.


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