Que les amateurs de littérature, les fous du surréalisme, celles et ceux qui ont passé, ou passent encore, une partie de leur jeunesse à arbitrer, en rêve, la querelle Bataille-Breton, à méditer sur les tracts de Contre-attaque ou à se demander ce que fut réellement Acéphale, cette société secrète imaginée, en marge de la revue du même nom, par Bataille, que tous ceux-là se précipitent sur les trois livres du critique d’art Patrick Waldberg, compagnon lucide et fervent de l’aventure, que réédite La Différence. Il y a là La clé de cendre, son roman. La recherche du point suprême, contribution lucide et fervente à l’histoire de la période. Et puis la merveilleuse Fonction du refus, que l’on lira comme une généalogie de « Dada » – Apollinaire, Duchamp, mais aussi, un peu plus tôt, « zutistes », « hydropathes » et autres « hirsutes ». Préhistoire de l’admirable XXe siècle. Archéologie d’une révolte qui n’a – presque – rien perdu de sa nouveauté, de sa force.

Dans le même genre, chez le même éditeur, un gros recueil de textes de Bataille – ou autour de Bataille – qui couvrent la période 1932-1939 et qui, souvent inédits, ont été rassemblés sous le titre L’apprenti sorcier. Le groupe Contre-attaque à nouveau. Le Collège de sociologie. Les lettres à Souvarine et au futur héros de la Résistance Pierre Kaan. Des textes de Klossowski ou de l’énigmatique Jean Bernier. Les pièces, connues ou non, de la fameuse « réparation à Nietzsche », face à des nazis prétendant, avec un culot qui n’avait d’égal que leur analphabétisme, faire main basse sur La généalogie de la morale et sur Aurore. Et puis, au fil des pages, la réparation due à Bataille lui-même : cet écrivain immense que d’autres ignorants persistent à nous présenter comme un personnage incertain, fasciné par l’extrême et donc par le fascisme, alors qu’il fut l’un des penseurs les plus radicalement antifascistes des années 30. Radicalement ? Je veux dire antistalinien en même temps qu’antinazi. Et pour les mêmes raisons.

De Varian Fry et de la fameuse villa Air Bel, à Marseille, où, entre 1940 et 1941, ce « Raoul Wallenberg des artistes » organisa le départ vers les États-Unis de Chagall, Breton, Max Ernst, Duchamp, André Masson, j’avais parlé dans Les aventures de la liberté – mais à l’aveugle et dans l’ignorance des pièces du dossier. Eh bien les voici, ces pièces, grâce à la double initiative de Plon, qui nous donne la traduction de La liste noire, le livre de Fry lui-même, écrit à chaud, au lendemain de son expulsion de France, et d’Edmonde Charles-Roux, initiatrice de l’exposition d’hommage à Fry qui se tient, à Marseille, jusqu’au 11 avril. Qu’est-ce qu’un « juste » ? Comment fonctionne, concrètement, une pareille entreprise de sauvetage ? Voler au secours des artistes ou des autres, de l’esprit et de ses œuvres ou des corps – comment choisir ? Comment vit-on, après ? Quelle autres raisons d’exister ? Que reste-t-il à faire, penser, espérer lorsqu’on peut s’enorgueillir d’avoir sauvé Sierra de Teruel ?

La « querelle de la mémoire » rebondit. Je nomme querelle de la mémoire – en référence à la « querelle des historiens » d’il y a dix ans – le nouveau débat qui fait rage en Allemagne et dont l’épicentre est la question de la Wehrmacht. Fut-elle – la Wehrmacht – une armée de soldats « normaux » ou d’« assassins » ? Y eut-il, comme on nous l’a longtemps dit, d’un côté, la SS et, de l’autre, le gros d’une armée régulière qui se serait contentée, non sans un certain « courage » (François Mitterrand…), de « faire son devoir » – ou bien les uns et les autres, les « bons » soldats comme les « mauvais » SS, ont-ils collaboré aux mêmes massacres de civils ? La querelle, dis-je, rebondit à cause de la publication en France, chez Hachette, de L’armée d’Hitler, de l’historien israélien Omer Bartov, qui est, comme Daniel Goldhagen, comme moi, un partisan de la seconde thèse. Pour les mêmes raisons ? Pas tout à fait. Lisez. C’est, aussi, le débat.

Dernière lecture de la semaine : La Cinquième ou la République des phratries, de Jean-Marie Colombani et Georgette Elgey (Fayard). On a dit ici même ce qu’avait d’apparemment incongru l’attelage entre le très anti-mitterrandien (et, tout autant, anti-chiraquien) directeur du Monde et celle qui fut longtemps (avant d’être « remerciée » dans des conditions qu’on aimerait, soit dit en passant, la voir un jour raconter) l’historiographe de l’ancien président. N’empêche. C’est un livre aigu. Un essai, très réussi, d’« histoire immédiate ». Avec un chapitre, le dernier, qui n’est pas sans rapport avec ce qui précède puisqu’il raconte, cette fois, l’aventure des intellectuels français de 1958 à nos jours. Tout y est. Sartre, l’anti-de Gaulle. Mauriac et Malraux, contre Sartre. Le structuralisme. Les « nouveaux philosophes ». La fin de l’espérance révolutionnaire et la façon dont la chute du mur de Berlin nous aura laissés « sans voix ». Sortons-nous du XXe siècle ou du XIXe ? C’est la vraie question.


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