La commission Mattéoli rend son rapport sur la spoliation des biens juifs pendant la Seconde Guerre mondiale. L’essentiel, nous dit-on, fut restitué au milieu des années 50. Soit. Mais quel tableau, en même temps ! Quel terrifiant portrait d’une France haineuse, odieuse, voleuse, tricoteuse, dont il s’avère, une fois de plus, qu’elle n’eut guère besoin de pressions allemandes pour se précipiter dans l’infamie. C’est ce que je disais, il y a vingt ans, dans L’idéologie française. C’est la thèse qui, en ce temps-là, me fit passer pour un irresponsable, un provocateur, un faussaire.

Ce tract, venu des parages de la revue Esprit, qui exhortait – nous sommes en 1981 – les « modernes directeurs de conscience » à tracer autour de ladite « idéologie », et de son auteur, une manière de « cordon sanitaire ». Le temps a passé. Esprit a changé. Aujourd’hui ce gros dossier sur les « splendeurs et misères de la vie intellectuelle ». J’y reviendrai. Je reviendrai sur la place, dans le paysage, de cette famille intellectuelle qui, de Mounier à Mongin… Mais n’anticipons pas !

En écho – en réponse ? – à L’épreuve d’Edwy Plenel, Régis Debray publie L’emprise. Plenel, l’an dernier : défense et illustration, sur fond de guerre au Kosovo, du métier de journaliste. Debray aujourd’hui : une charge étrange, sur un ton où l’on ne saurait dire ce qui l’emporte de la rage, du ressentiment, de la plainte de l’enfant battu et capricieux, contre une caste de nouveaux clercs qui constitueraient « l’Église » des temps modernes. Le livre est bâclé. Peu argumenté. Il faut s’y résoudre : le vrai débat – nécessaire – sur la presse, son rôle, ses grandeurs, ses servitudes n’aura toujours pas lieu.

Jean-François Kahn dans Marianne : « N’a-t-on pas assisté, à l’occasion de la guerre dite du Kosovo, à l’une des plus formidables entreprises d’intoxication et de bourrage de crâne des temps modernes ? » C’est l’inverse à quoi j’ai le sentiment, moi, d’assister : une formidable entreprise d’intoxication et de bourrage de crâne, oui, mais dans le but d’effacer la violence serbe ou, à tout le moins, de semer le doute sur son ampleur. On connaît ce type de logique. Il est terrible. Ce qui restera de ce remue-ménage, ce qui, le jour venu, quand se sera calmée toute cette agitation médiatique autour de la petite bande d’apothicaires du crime fédérés autour de Kahn, surnagera dans l’esprit public, c’est une incertitude finale sur la réalité de ce qui s’est passé, à Pristina, pendant dix ans : humiliation d’un peuple, citoyenneté de seconde zone pour des centaines de milliers de musulmans européens, répression policière, destruction d’une culture, déportations massives et antérieures aux bombardements de l’Otan. Qui désinforme qui ?

Quand, à la fin des années 70, le diplomate israélien Avi Primor vint à Paris, quand, pendant trois ans, de réunions communautaires en salles de rédaction ou en manifs, nous le vîmes promener sa haute silhouette, son accent quasi bostonien, son air de n’écouter que des yeux, sa nonchalance blasée qui n’était peut-être que l’expression de son goût du mystère, nous étions un certain nombre à nous demander qui, au juste, il était : un ambassadeur bis ? un émissaire officieux de l’Agence juive ? une sorte de SAS chargé de lutter contre la recrudescence de l’antisémitisme en Europe ? un personnage de roman déguisé en diplomate ? l’inverse ? Vingt ans après, il lève un coin du voile en publiant Le triangle des passions (Bayard éditions), chronique de ces années françaises en même temps que de ces autres années, plus tard, où il fut ambassadeur à Bonn et œuvra au rapprochement le plus périlleux : celui d’Israël et de l’Allemagne. Le ton de la chronique. La passion du spectateur engagé. Et parfois, au détour d’un portrait de Ben Gourion, Kohl ou le roi Abdallah de Jordanie, le parfum des secrets que l’heure est venue d’éventer.

La vraie menace sur les marchés financiers ? Non pas la « baisse », le « e-krach », la « bourrasque », la « chute vertigineuse », les « actifs partis en fumée », toutes apocalypses sèches et blanches qui font désormais partie du jeu et dont l’époque semble avoir intégré la récurrence. Mais, bien plus sérieux, cette rage, cette incrédulité générale, ce refus global et, d’une certaine façon, sans mots, que l’on a vu s’emparer des foules de Seattle puis, maintenant, de Washington. Fabius prisonnier de son hôtel… Bill Clinton répétant, d’une voix de crécelle mal réglée : « les fondamentaux sont bons ! les fondamentaux sont bons ! »… Greenspan, debout, sourire crispé, tapotant nerveusement le dossier d’une chaise et, sur le visage, cet air d’animal traqué, ou hanté, je ne sais… L’image même, face à la foule, de la nudité du roi.

Ainsi, dans la Grèce antique, la nudité des dieux : souverains contestés, maîtres impuissants ou bernés, guerriers rusés, princes asservis – et, toujours, de Homère à Hésiode, la même image des Parques qui, hasardeuses mais irrévocables, fixent leur destin et le nôtre.


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