Discussion avec le néoconservateur David Brooks, à la New York Public Library. Une fois de plus, avec ce cas Brooks, se vérifie ce que je me tue à dire à chacun de mes retours en France. L’Amérique n’est plus, si elle le fut jamais, le degré zéro du débat politique que veulent les anti-Américains. L’Amérique n’est plus, si tant est qu’elle l’ait été, le pays du pragmatisme roi et de l’absence de passion idéologique. C’est nous, les Français, qui, entre deux mots, avons de plus en plus tendance à choisir le moindre et à faire ainsi le deuil de l’acte, du souci, politiques – et c’est aux États-Unis que, par un spectaculaire retournement, sont en train de faire retour le goût et la pratique de la guerre des idées… Nouvelle gauche et néoconservateurs. Vigueur, hier, de la campagne électorale et, aujourd’hui, du débat sur les limites de l’universalisme. J’y reviendrai. Mais que l’on y regarde à deux fois, d’ores et déjà, avant d’entonner le grand air de l’Amérique décérébrée, matérialiste, rétive aux grandes querelles entre systèmes et visions du monde.
On n’aurait pas mis les drapeaux en berne pour untel, s’indignent, paraît-il, les consciences laïques à Paris… On n’en aurait pas tant fait pour tel autre, pinaillent des comptables que l’on n’avait pas vus si vigilants quand la République, l’hiver dernier, se fendait d’un deuil quasi national pour une personnalité qui n’avait pas le millième des mérites de Jean-Paul II et qui avait, elle, de surcroît, du sang d’innocents sur les mains… Je déteste, de toute façon, ce type de raisonnement comparatif. Je ne comprends pas ce compte avare et ratiocineur des hommages rendus à un homme que la planète entière a célébré. Et quant à cette façon de dénoncer ce que l’on fait pour l’un au regard, non pas exactement de ce que l’on ne fait pas pour l’autre, mais de ce que l’on suppute que l’on ne ferait pas si l’occasion nous était donnée de le faire, c’est le comble de l’absurde, la figure même de la mauvaise foi – l’extrême, aussi, de ce que Nietzsche eût appelé la volonté de vengeance et le ressentiment.
Bref retour à Paris, le soir de l’émission de télévision du président de la République. Ces nouveaux « partisans du non » à qui les sondages donnent des ailes. Ce n’est pas l’Europe qu’ils refusent (ils ne se lassent pas de dire qu’ils ne sont pas moins européens que les autres). Ni même sa Constitution (il suffit de trois minutes pour s’apercevoir non seulement qu’ils ne l’ont pas lue, mais qu’ils ne ressentent, pour la plupart, même pas le besoin de la lire). L’enjeu est, à l’évidence, ailleurs. C’est une protestation flottante. Une sorte de révolte molle et qui s’improvise un objet, un drapeau, un antifétiche et, donc, des slogans. Le ciel, si ce non l’emporte, ne nous tombera pas sur la tête (quelle erreur, de la part des tenants du oui, d’avoir adopté ce ton inutilement apocalyptique !). Mais, ce dont je suis certain, c’est que précipitera, autour de ce non, toute une nébuleuse qui se cherchait et trouvera ainsi son point de ralliement, son centre secret, son œil du cyclone (en gros : cette nébuleuse souverainiste, populiste, appelez-la comme vous voudrez, mais là sera sa vérité).
Retourner contre l’adversaire les armes de l’adversaire. Résister à la folie des médias dans la langue et sur le terrain des médias. Bref, traiter le mal par le mal, jouer et déjouer le jeu du spectaculaire intégré pour tenter d’imposer une pensée. Ce principe stratégique élémentaire, cette loi passablement jésuitique mais qui me semble, depuis trente ans, le b.a.-ba de l’art de la guerre littéraire, il faut venir ici, aux États-Unis, patrie des nouvelles religions protestantes et temple d’un puritanisme souvent, en effet, obsessionnel, pour les voir prendre, tout à coup, la force de l’évidence. Cette conversation, chez lui, à Provincetown, avec l’inventeur de la « littérature spectacle » et aussi, par parenthèse, de ce que j’ai appelé, en hommage à son Oswald, la technique du « romanquête » – cette conversation avec Norman Mailer qui est, à mes yeux, la très grande figure de la littérature américaine d’aujourd’hui et que je vois éberlué face à ce qui lui revient, je le cite, du nouveau puritanisme français. Fronts renversés, à nouveau ?
Ces écolos qui huent Dany Cohn-Bendit et l’accusent, avant de le contraindre à se taire, d’être devenu l’une des figures de proue du néolibéralisme honni. Allons, messieurs les censeurs ! Qui a le plus changé ? Lui ou la gauche de la gauche que vous êtes supposés incarner ? Ce libertaire conséquent, fidèle à l’internationalisme de sa jeunesse et, donc, européen – ou ces rebelles sans cause que vous êtes en train de devenir et qui, parfois, parlez comme Le Pen ou Villiers ? Une chose, là aussi, est sûre. Il n’y a pas que l’effet de serre qui soit toxique. La bêtise l’est au moins autant. Et il y a dans ce lâcher-ci de bêtise, il y a dans cette pluie d’invectives poujadistes qui, avant d’atteindre Cohn-Bendit, ont dû commencer par faire leur trou dans la couche, non d’ozone, mais d’idées qui rend habituellement possible le libre débat démocratique, il y a, oui, dans ce déferlement que rien ni personne ne semble pouvoir endiguer, le symptôme d’une pollution au moins aussi ravageuse que celle du climat.
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