Après Brecht, Jünger. Même sanctification. Même momification instantanée. Même façon de réécrire une biographie pour l’expurger de tout ce qui pourrait contredire l’image du grand écrivain. « Nazi » ? Non, « nationaliste ». Juste « nationaliste ». C’est ainsi que titre, au lendemain de sa disparition, un quotidien du matin. Et c’est, en France au moins, la tonalité générale de la plupart des nécrologies. Retour aux textes.
1923. Jünger a publié deux livres, Orages d’acier et La guerre, notre mère. Un soir, au cirque Krone, il entend, pour la première fois, un jeune agitateur nommé Adolf Hitler : c’était « comme une purification », dira-t-il ; « ce n’était pas un discours, c’était un événement ayant la force de l’élémentaire » ; dans ce pays « humilié » qu’était l’Allemagne d’après le traité de Versailles, voici qu’« un inconnu parlait et disait ce qu’il fallait dire, et tous sentaient qu’il avait raison »…
1923, encore. 23 septembre. Il vient d’envoyer ses livres, avec une dédicace enthousiaste, « au guide national, Adolf Hitler ». Il donne au Völkischer Beobachter son premier grand article politique. Dans cet article, il annonce la « révolution » – mais « la vraie », celle qui « n’a pas encore eu lieu », dont « l’idée » sera « ethnique » et dont la « bannière » sera « la croix gammée ». L’argent ? Non, « ce n’est pas l’argent qui en sera le moteur, mais le sang » ; car le sang « doit assurer la liberté de l’ensemble par le sacrifice de l’individu, il doit lancer ses vagues contre toutes les limites auxquelles nous sommes confrontés, il doit éliminer tous les éléments qui nous sont nuisibles ».
1926. Le putsch de la Brasserie, trois ans plus tôt, a échoué. Hitler se convertit – ou feint de se convertir – à la stratégie de l’action légale. Jünger, avec ses amis de la Standarte, puis d’Arminius, ces journaux ultranationalistes qui sont les laboratoires du fascisme naissant, plaide pour que se regroupent, autour du « noyau plein de sang » des groupes d’anciens combattants, les groupes extrémistes (« radikalen »), racistes (« völkischen ») et nationaux-sociaux (« national-sozialen ») qui pullulent dans l’Allemagne de l’époque. Le « seul moyen », dit-il toujours, dont nous sommes certains de ne jamais nous « servir », c’est « l’électoralisme ».
1930. La prise du pouvoir approche. Jünger prend ses distances avec « Kniebolo ». Mais il croit toujours à la vertu rédemptrice de la guerre. Il continue de penser que la nation entendue comme communauté de sang (« Blutgemeinschaft ») est le moteur de l’Histoire. Et il donne aux Süddeutsche Monatshefte un texte intitulé À propos du nationalisme et de la question juive où on lit : « dans la mesure où la volonté allemande gagnera en netteté et trouvera sa forme, le moindre espoir qu’un Juif puisse devenir allemand en Allemagne ne sera qu’une vaine illusion et il se verra placé devant une ultime alternative : ou bien être juif en Allemagne ou bien ne pas être ». Pour l’« aristocrate », le bel esprit, dont on nous explique qu’il ne fut jamais, au grand jamais, touché par le virus antisémite, c’est, on l’admettra, assez troublant…
Années 30, encore. Il refuse, c’est exact, d’entrer à l’Académie allemande de poésie. Il proteste contre la Nuit des longs couteaux et l’élimination de l’aile « progressiste » du parti nazi. Il s’éloigne non seulement politiquement, mais géographiquement, de l’Allemagne nazie, puisque c’est le temps des voyages aux Açores, aux Canaries, au Maroc, à Paris. Mais de l’auteur du Travailleur, de l’apôtre d’une « race » destinée à réaliser la « révolution technique antichrétienne », peut-on réellement dire qu’il rompt avec Hitler ? peut-on, comme François Mitterrand dans son hommage de 1995, admettre qu’il « dessine l’espace de la liberté humaine et de ses vrais combats » ? Jünger reste antilibéral. Il reste définitivement, férocement, antidémocrate. Inspirateur du premier national-socialisme, il partage, jusqu’à la toute dernière heure, le principe même de sa politique.
Paris enfin. Années 40-44. On connaît l’ami des écrivains. L’officier élégant, croisé chez Florence Gould ou, bientôt, au Raphaël. On connaît surtout, dans le Journal, les pages émues sur le port de l’étoile jaune et la rafle du Vél’ d’Hiv. Mais pourquoi ne cite-t-on pas, tout autant, les fragments sur Laval et Pétain ? l’adhésion, jamais démentie, au principe même de la collaboration ? pourquoi ne s’étonne-t-on pas de le voir, dans son Journal toujours, traiter si sévèrement les résistants français ? Pierre Garçonnat (l’un des interprètes les plus aigus de la politique jüngérienne) : la frontière, pour cet étrange « antihitlérien », passe moins entre « résistance » et « collaboration » qu’entre « roture » et « noblesse » – étant entendu que participent de cette « noblesse » Drieu, Montherlant ou Benoist-Méchin au même titre, ni plus ni moins, que d’Estienne d’Orves.
On fait gloire à Jünger d’avoir été « européen » : les nazis l’étaient aussi. On met à son crédit d’avoir été le « précurseur de l’écologie » : les mouvements de jeunesse nazis ne le furent pas moins. Reste, bien entendu, l’écrivain – le grand écrivain ? – qui, par définition, excède ces égarements. Là, le débat est ouvert. D’un côté Gracq – ou Gide, qui, dès 1942, tenait Orages d’acier pour « le plus beau livre de guerre » qu’il ait jamais lu. De l’autre ceux qui, « livre de guerre » pour « livre de guerre », préféreront, pour s’en tenir aux seuls contemporains, Voyage au bout de la nuit. Jünger ou Céline ? Voilà, peut-être, le vrai débat.
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