Je me souviens que, à Moscou, au temps de la perestroïka et de la glasnost, le droit à la catastrophe, la possibilité de vivre une catastrophe naturelle sans être obligé d’en imputer la responsabilité à l’impérialisme, à l’ennemi de classe tapi dans l’ombre, à la réaction, bref, à une causalité humaine, c’est-à-dire diabolique, était revendiqué comme une liberté, voire un quasi-droit de l’homme. Quand nous attribuons, en France, la « tempête du siècle » à un dérèglement climatique dont seraient responsables les modes de production modernes ou postmodernes, quand nous titrons, à la une de nos journaux, sur les raisons économiques, donc politiques, de tous les désastres écologiques sans exception, ne revenons-nous pas en deçà de la perestroïka et de la glasnost ? Et qu’est-ce qui se dégrade alors le plus vite, de la couche d’ozone chère aux écologistes ou de la délicate couche d’ironie qui devrait nous préserver des visions paranoïaques du monde ?

Dans le procès qu’engage le négationniste anglais David Irving contre l’universitaire américaine, professeur à Atlanta, qui l’aurait prétendument « diffamé » dans son beau Denying the Holocaust, The Growing Assault against Truth and Memory, on trouve tous les ingrédients d’une très mauvaise mise en scène. Un homme seul, d’un côté, se défendant sans avocats, tel Quichotte. Les meilleurs plaideurs de Londres, de l’autre, à commencer par le célébrissime Anthony Julius, qui défendit la princesse Diana lors de son divorce. Un homme (le négationniste) qui prétend ne parler qu’au nom de la libre recherche, du soupçon légitime, de la sainte nécessité de révoquer en doute toutes les idées reçues, jusques et y compris celles qui touchent à l’hitlérisme et à l’existence des chambres à gaz. Des gens qui, face à lui, donnent vite le sentiment, en défendant l’évidence, en se contentant de rappeler la pure réalité des choses, de s’accrocher à un dogme, une vérité révélée, un tabou. Le bénéfice de l’insolence chez le premier, la palme de « l’irrévérence », du « courage » et, bientôt, du « martyre » – l’horrible nécessité, chez les seconds, de rappeler les faits, de les plaider, de déployer des trésors d’ingéniosité et de science pour démontrer que le réel est réel (même s’il n’est pas tout à fait « rationnel »). Et s’il fallait, à la fin, sortir de ce jeu-là ? Et s’il fallait, une bonne fois, décider de ne plus entrer du tout dans les voies du Malin ? Et si l’idée même, en France, d’une loi « antirévisionniste » était une mauvaise idée dont les effets pervers l’emporteraient sur les mérites ? Vrai dilemme. Vrai débat.

J’ignore, à l’heure où j’écris, si Augusto Pinochet sera réellement libéré et renvoyé au Chili ou si les organisations de défense des droits de l’homme, les familles des victimes, les militants chiliens et européens de la cause de la démocratie gagneront tout de même, in fine, leur bataille pour la mémoire et la vérité. Mais, dans le fond, peu importe. Car de ces longs mois de procédures et de débats resteront, quoi qu’il arrive, trois acquis. 1. Des dizaines d’anciens agents de la police secrète, de criminels de bureau pinochétistes, de militaires de haut rang (entre autres, les généraux Humberto Gordon et Roberto Schmied) auront été, au Chili même, à la suite de l’ancien caudillo, arrêtés, jugés, et ils ne bénéficieront pas tous, heureusement, de la même « grâce médicale » : c’est déjà, quoi qu’il arrive, une victoire et un début de justice. 2. L’idée, ratifiée en juillet dernier par la Cour suprême de justice chilienne, s’est peu à peu imposée que les disparitions de personnes, ces crimes particulièrement horribles parce que sans traces, sans cadavres et donc, pour les proches, sans possibilité de deuil (1101, selon les chiffres officiels), sont des délits « permanents » qui lèsent la « communauté internationale en tant que telle » : c’est l’ébauche de définition d’un nouveau type de crime qui n’est pas le crime contre l’humanité mais n’en est pas moins, comme lui, imprescriptible – et c’est, comment en douter ? une vraie et belle avancée du droit. 3. Un précédent a été créé, quel que soit, en définitive, son sort, par l’arrestation d’un assassin auquel sa qualité d’ancien chef d’État conférait une immunité de principe ; que le procès se tienne ou pas, que l’instigateur et responsable de tant de meurtres, attentats, tortures, que l’inspirateur de la tristement célèbre opération Condor qui visait à éliminer, dans toute l’Amérique latine des années 70 et 80, les opposants aux dictatures militaires, finisse ou non par mourir dans son lit, il y aura désormais une jurisprudence Pinochet dont il faudra bien que s’inquiètent, de Bagdad à Belgrade et peut-être, un jour, à Moscou ou La Havane, les autres dictateurs en activité : et c’est aussi, quoi qu’on en dise, un formidable progrès.


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