Jeudi matin. À l’instant de remettre ce bloc-notes, j’entends que Pol Pot est mort. Ou peut-être arrêté, on ne sait pas. Mais quelle importance, au fond ? Seul compte, s’il a lieu un jour, le grand procès politique du polpotisme, des hommes qui l’ont mis en œuvre, des idées qui l’ont rendu possible – et ce procès, s’il arrive, se fera avec ou sans lui. Ne pas oublier, ce jour-là, que c’est en France que celui qui s’appelait encore Saloth Sâr fit ses études à l’aube des années 50. Ne jamais oublier que la France des Lumières, l’Université des droits de l’homme et de la Sainte Démocratie a aussi produit cela. Par quels détours ? quelle ruse de l’Histoire ? C’est ce que le procès aura, précisément, à établir. Mais qu’il ait fallu des idées pour armer cette tête et que ces idées aient été, pour partie, les nôtres, qu’un génocide de cette ampleur ait été impossible sans l’effet multiplicateur d’une idéologie et que cette idéologie soit, aussi, celle d’un certain Occident, voilà qui n’est pas douteux et qu’il ne faut cesser de rappeler. Pour l’heure, on est loin, hélas, de la grande explication. Et on ne comptera pas, pour nous en rapprocher, sur les assassins blanchis qui règnent à Phnom Penh et qui, depuis vingt-quatre heures, multiplient les déclarations dont le sens est, comme toujours : « un seul coupable, Pol Pot ; tous innocents, sauf le monstrueux, le mystérieux, l’incomparable, l’ineffable Pol Pot ». Classique. Tristement classique.
Intéressante, en revanche, l’image du dictateur traqué, probablement très malade, porté sur un brancard par ses derniers fidèles, allant de cache en cache, de maquis en maquis, dans cette forêt khmère dont il avait fait, jadis, le symbole de la pureté perdue et où c’est sous une tente à oxygène que, selon les rares témoignages, s’achève son équipée. Je pense – même si le degré de terreur est, évidemment, incomparable – au théoricien des Damnés de la terre, Frantz Fanon, terriblement affaibli, perfusé, transfusé, qui, à Tunis, sur la fin, recevait ses visiteurs, lui aussi, sous une tente à oxygène. Je pense à Mohamed Toha, ce leader maoïste du Bangladesh que j’avais fini par retrouver, entre Jessore et Khulna, agonisant, bardé de tubes et de drains, sous une bulle de fortune où, entre deux crises d’étouffement, il refaisait le monde, l’homme nouveau, le Bengale futur. Il y a la figure du révolutionnaire-guérisseur qui annonçait : « l’humanité est malade ; de mauvais bacilles la dégénèrent ; je suis le bon médecin qui vient neutraliser le bacille, liquider l’agent corrupteur, restaurer la santé perdue ». Eh bien, voici l’autre figure, jumelle, du révolutionnaire-grabataire qui reprend, comme en écho : « je suis malade ; je suis, sur mon grabat, l’image même de cette humanité déchue ; si je me sauve, je la sauve ; si je succombe, elle succombe » – et en avant, là aussi, pour la chasse aux insectes nuisibles qui, en visant la pureté, débouche sur le cauchemar. Double visage du même fantasme guérisseur. Double version d’un médicalisme politique qui a toujours été synonyme de révolution totalitaire. Nietzsche disait de la santé qu’elle était un point de vue sur la maladie – et, de la maladie, un point de vue sur la santé. Ce que le siècle nous dit et que le génocide cambodgien vient confirmer, c’est que la révolution – et son revers, la barbarie – est un double point de vue, et sur la maladie et sur la santé.
Car tout est là. Pourquoi cette affaire Pol Pot est-elle si décisive ? À cause des morts, bien sûr. Mais à cause de la place qu’elle occupe, également, dans l’histoire de l’idée de Révolution. Jusqu’à Pol Pot, on disait : « les révolutions échouent parce qu’elles ne vont pas assez loin, qu’elles ne sont jamais assez radicales – comment voulez-vous qu’elles réussissent quand elles ne touchent qu’aux rapports de production, et pas au pouvoir d’État ? ou au pouvoir d’État, mais pas aux inégalités de naissance ? ou à ces inégalités, mais sans voir que c’est au plus profond de la culture des hommes, dans leur langue, leur désir, leur inscription dans le réel, que sont les nœuds de la soumission ? » Sur quoi Pol Pot vint : « le pouvoir est affaire de culture ? je supprime la culture, les livres et la mémoire ! il est affaire de langue ? j’invente un nouvel alphabet et, donc, une nouvelle langue ! il se perpétue à travers les rapports de désir ? je réforme le désir, je réglemente la sexualité, je renverse un siècle de psychanalyse et des millénaires de rapports hommes-femmes ! il a rapport au réel, à l’espace ? je vide les villes, je les mets à la campagne et je provoque ainsi le remodelage le plus inouï du lien entre les sujets ! » C’est la révolution la plus sérieuse de l’histoire de l’humanité. C’est la première révolution dont on ne puisse plus regretter qu’elle se soit arrêtée à mi-chemin. Et comme l’expérience débouche sur l’horreur que l’on sait, elle pose cette équation désormais évidente : « révolution extrême égale barbarie extrême ; plus l’une est radicale, plus l’autre l’est aussi ; plus le désir d’absolu va loin, plus absolue sera l’horreur » – le rêve de table rase, le projet de changer l’Homme en ce qu’il a de plus profond sont, en d’autres termes, définitivement criminels ; ils le sont par essence, et non par accident. Telle est la leçon philosophique du polpotisme. Telle est, par-delà les monceaux de cadavres, sa contribution à l’histoire noire de ce siècle. Et c’est pourquoi l’événement est au moins aussi important que, par exemple, la chute du mur de Berlin.
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