Du procureur Eric de Montgolfier, ce mot terrible à propos du « cas Tapie », dans le cadre du documentaire, au demeurant excellent, que consacrait France 2, dimanche dernier, au nouveau patron de l’Olympique de Marseille : « je suis peut-être vieux jeu ; mais je suis d’une génération qui pense que, lorsqu’on a été condamné, on se cache ». Eric de Montgolfier n’est pas vieux jeu. Il a juste perdu la tête. Car s’il y a bien une fonction peu contestable de la prison, si elle n’avait qu’une vertu dont il devrait revenir aux juges, justement, de se faire inlassablement l’écho, c’est de permettre à un condamné, quel qu’il soit, de purger sa peine, de payer et, une fois la dette acquittée, de ne surtout plus se cacher et de recommencer, au contraire, de vivre comme avant. Qu’un juge de ce calibre oublie ce principe démocratique est à la fois navrant et inquiétant. Tapie n’est pas Jean Valjean. Montgolfier se rêve-t-il en Javert ?
Nietzsche les appelait les « kaoten », ou les « voyous publics ». Et il prophétisait leur arrivée, leur multiplication et leur victoire sur les grandes scènes européennes du XXIe siècle. Eh bien voilà. Ils sont là. Et ce n’est, vraisemblablement, qu’un début : il n’y aura plus avant longtemps de réunion du G7, du G8, des grands argentiers mondiaux, des décideurs européens ou occidentaux, sans que déferlent, comme à Göteborg, ces escouades de casseurs encagoulés, armés, spécialistes du combat de rue, mettant à sac le centre des villes où se tiendront les sommets internationaux et contraignant les responsables, tous démocratiquement élus, à se barricader pour travailler. Alors, on peut toujours, bien entendu, condamner les nouveaux vandales. On peut leur expliquer que ce n’est pas en forçant les chefs d’Etat à ne plus débattre qu’à huis clos, à l’abri d’un rempart de grillages, de conteneurs d’acier et de blocs de béton, qu’on fera avancer les choses. On peut plaider que la construction d’une Europe forte est l’une des seules ripostes possibles à l’inévitable mondialisation et à ses incontestables effets pervers. L’essentiel, c’est de ne pas perdre de vue la nouveauté du phénomène. Violences nues. Sans mots ni idées. Sans programmes ni perspectives. Violences nihilistes ou, mieux, postnihilistes, car c’est encore trop dire que de les qualifier de nihilistes – ce sont des violences d’après le nihil, d’après l’Histoire, ce sont les premières grandes violences posthistoriques au sens que, non plus Nietzsche, mais Hegel donnait au mot et qui signifiait à la fois la fin des grandes « luttes à mort pour la reconnaissance » et l’aube d’une « ré-animalisation » des rapports entre les humains. Anarchisme ? Drapeaux noirs ? Jeunesse sans cause et révoltée ? Mais non. Fausse révolte. Fausse jeunesse. Une jeunesse qui n’est que l’autre face de la vieillesse du temps et du monde.
Intéressant à observer sera, à cet égard, en juillet prochain, à Gênes, lors du sommet des pays les plus industrialisés, le face-à-face de ces voyous publics et de l’autre grande manifestation, symétrique, de l’entrée dans la posthistoire : le phénomène Berlusconi. Car on peut toujours, là aussi, qualifier Berlusconi de « néofasciste ». On peut, chez ses deux alliés, le « postfasciste » Gianfranco Fini et le « cryptofasciste » Umberto Bossi, pointer tel ou tel trait attestant de leur fidélité aux idéologies d’antan. On peut, on doit s’indigner quand on les entend proposer la construction d’un « mur anti-immigrés » qui irait de Trévise à Tarvisio ou tonner contre « l’alliance entre banquiers et francs-maçons » qui « tient l’Europe avec le lobby gay ». Et le fait est que l’on s’étonne de voir les mêmes responsables européens, si sévères l’année dernière avec Haider, ne plus piper mot, tout à coup, face à des dérapages de cette espèce – sans parler de la personnalité de Berlusconi lui-même, ce trafiquant de haut vol, ex-membre de la loge P2, mafieux, dont l’un des lieutenants, Fedele Confalonieri, confiait récemment : « si nous n’avions pas fondé Forza Italia, nous serions aujourd’hui sous un pont ou au bagne ». N’empêche. Réduire tout cela à une pure résurgence du « fascisme » est un peu court. Et c’est passer à côté, surtout, de ce mélange de populisme musclé, de télécratie festive et sympa, de triomphe de l’argent, de haine des élites-qui-nous-ont-fait-tant-de-mal, qui fait toute l’originalité de son idéologie sans idées. Les voyous publics et Berlusconi. Les casseurs de Göteborg, d’un côté – les « chemises vertes » d’un parti qui, de l’autre, rêve tout haut d’une Italie où l’on ordonnerait à tous les étrangers de « se costumer en lapins afin que les chasseurs puissent s’entraîner ». Et si c’était les deux faces de la même monnaie ? Les deux mufles de la même Bête ? Et si c’était le double visage du même « dimanche de la vie » hégélien – acquiescement à ce qui est, haine des idées et de la culture, culte de l’immédiateté, de la pensée sans parole, de la parole sans pensée ? Rendez-vous à Gênes, pour le premier grand face-à-face des deux ennemis intimes de la nouvelle Europe.
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