Ne pas répondre, évidemment, à l’invraisemblable concert d’injures qui salue, depuis dimanche, mon annonce, à « l’Heure de vérité », d’une possible liste pour Sarajevo. Un mot, tout de même, pour dire que ce n’est jamais bon signe quand les responsables politiques insultent les intellectuels. Un mot pour dire, aussi, que la proposition méritait mieux que ce réflexe corporatiste, cette sainte alliance des appareils qui va de Chevènement à l’UDF et des communistes à de Villiers. Et un mot, surtout, pour regretter qu’il ne se soit pas trouvé une voix, ce matin, dans ce déferlement d’imprécations, pour faire entendre ne fût-ce qu’une note d’émotion, ou de compassion, à l’endroit des Bosniaques et de leur martyre. Touche pas à mon vote, dit l’un. Hors de mes plates bandes, dit l’autre. Bouillie de chat idéologique, tonne le troisième – porte-parole, à ce qu’il paraît, du parti de Jaurès et de Léon Blum. Mais pas un, non, pas un, pour trouver les mots simples – de respect, d’hommage – qu’imposait le calvaire de Gorazde, Bihac, Zepa, Sarajevo. Comme c’est étrange…

Le président de la République. La voix du président de la République lui-même, mêlée à celles du syndicat. Un jour je raconterai. Un jour je dirai comment, jusqu’au tout dernier moment, j’ai cru que Morland finirait par poindre sous Mitterrand et prendrait, in extremis, le parti du courage en Bosnie. Et un jour, surtout, je dirai (je le dis, d’une certaine manière dans Bosna !) quand, et comment, j’ai compris qu’il n’en serait sans doute rien et que, entre la démission et le droit, il avait, dès le premier jour, pris son parti de la démission – quitte à jouer, cyniquement, la carte du gendarme serbe. Qu’il me soit permis, cela dit, et peut- être pour la dernière fois, de lui répondre d’une phrase. « Non, l’alternative n’est pas, en Bosnie, celle de la négociation et d’une imaginaire guerre totale ; non, les Bosniaques ne nous ont jamais demandé ces 150 000 hommes dont vous brandissez, à nouveau, la menace ; oui la question, la seule question, est de savoir si nous nous sentons comptables de la liberté de ce pays – si nous nous décidons aux frappes aériennes qu’il attend depuis deux ans ou si, faute de le défendre, nous lui reconnaissons ce droit à se défendre lui-même dont vous disiez un jour, devant moi, à votre homologue Izetbegovic, qu’il est, en effet, un droit sacré. Lever, ou non, l’embargo sur les armes – telle est, si nous n’intervenons pas, la vraie alternative. Le reste est faux-semblant, et vous le savez bien. »

Pourquoi une liste, cela dit ? Et pourquoi, dans cette drôle de mêlée qu’est une bataille électorale, des hommes dont ce n’est ni le goût ni le métier ? Réponse : parce que c’était le seul moyen, voilà tout. Parce qu’il n’y avait pas d’autre voie pour contraindre les grandes listes à se prononcer. Parce qu’il n’existe pas, dans l’Europe d’aujourd’hui, de question politique plus vitale et que c’était la seule, étrangement, qui laissait nos ténors sans voix. La Bosnie, c’est l’Europe. C’est la tolérance, le mélange, la traversée des frontières et des cultures. C’est le principe d’une identité qui transcende, sans les annuler, appartenances et nations et c’est donc, strictement, l’Europe. Or une campagne européenne se préparait où la question bosniaque allait, tout bonnement, passer à la trappe. Une campagne de routine. Une campagne comme si de rien n’était. Une bonne campagne des familles d’où l’on aurait évacué ces embarrassants fantômes que sont les morts et les vivants de Bosnie. Pardon de les avoir, avec d’autres, invités au rendez-vous. Mais il y avait urgence. Une Europe qui en faisait le deuil était une Europe mort-née.

Irons-nous au bout ? C’est la question. Et j’avoue qu’à l’heure où j’écris, je ne le sais moi-même pas encore. De deux choses l’une. Ou bien les grandes listes se ressaisissent. Elles répondent à l’appel. La France est le pays où le débat européen tourne autour de la seule question qui vaille et qui est celle des moyens à mettre en œuvre pour sauver, très vite, la Bosnie. Nous aurons fait notre travail – et cette liste de témoignage n’aura, espérons-le, plus lieu d’être. Ou bien l’inertie reprend le dessus. Le cynisme l’emporte sur le civisme européen. Les monstres froids de la politique vaquent à leurs petites affaires et, passé le temps d’un sursaut de convenance ou de façade, persévèrent dans l’indignité. Et alors, oui, cette autre liste existera – car il n’y aura pas trop, pour sauver au moins l’honneur, de Léon Schwartzenberg et de ses amis.

La Mutualité, hier soir. Les représentants des grands partis venus, face à une salle houleuse, répondre à l’interpellation. Êtes-vous favorables, oui ou non, à l’application, sous peine de frappes aériennes immédiates, des résolutions onusiennes ? à l’intégrité de la Bosnie ? au retour des réfugiés dans leurs foyers ? au jugement des criminels de guerre avec lesquels, jusqu’à présent, nos diplomates négocient ? êtes-vous favorables enfin, et en ultime recours, à la levée de l’embargo sur les armes ? Réponse embarrassée – mais courageuse – de Bernard Stasi. Engagement – mais iront-ils, eux aussi, au bout ? – de Michel Rocard et de Jean-Pierre Cot. Appel de Brice Lalonde, nous offrant de fondre sa liste dans une liste « Bosnie », ouverte à tous. Pari gagné ? Pression réussie ? Nous sommes quelques-uns, à la tribune, qui nous surprenons à rêver : et si, le 12 juin, Sarajevo devenait, pour de bon, la capitale symbolique de l’Europe ?


Autres contenus sur ces thèmes