S’allier avec le FN, comme Mitterrand l’a fait avec le PC ? Trois erreurs de calcul – au moins – chez ceux qui, de nouveau, voudraient ouvrir cette fausse fenêtre. La première : n’est pas Mitterrand qui veut – la rouerie de Mitterrand ; le talent politique de Mitterrand ; qui, dans la droite d’aujourd’hui, peut rivaliser avec ce stratège, ce tacticien hors pair que fut, qu’on le veuille ou non, Mitterrand ? qui, toute considération morale mise à part, aurait l’habileté de faire à Jean-Marie Le Pen le coup risqué, mais finalement diabolique, du baiser de la mort à Georges Marchais ? La deuxième : les socialistes étaient forts – la droite républicaine est faible ; le PS s’alliait au PC parce qu’il l’avait, en secret, déjà emporté – la coalition RPR-UDF s’allierait avec un FN qui a, lui, le vent en poupe et bénéficierait donc, à l’inverse, d’un rapport de forces favorable ; que feraient, une fois le tabou levé, ceux des électeurs qui résistent encore aux sirènes frontistes ? comment, dès lors que le dialogue serait décrété légitime, endiguer le flot de ceux qui seraient tentés d’aller voir du côté d’une extrême droite jugée, à tort ou à raison, plus radicale, plus vigoureuse, plus hardie ? La troisième, enfin : socialistes et communistes étaient, certes, des ennemis ; mais c’étaient des frères ennemis ; ils avaient – et c’était bien, d’ailleurs, ce qui rendait les antitotalitaires d’alors si méfiants à l’endroit du PS – sinon des valeurs, du moins une histoire, une mémoire en commun : rien de tel entre droite et extrême droite ; rien qu’une lutte à mort, sans répit ni merci, qui dure depuis, au moins, Vichy et la guerre d’Algérie : Le Pen ? l’ami de ceux qui, en 1962, tentèrent d’assassiner de Gaulle ; mieux : l’héritier de ceux qui, vingt ans plus tôt, s’employaient à tuer les gaullistes dans les maquis ; au nom de quelle logique suicidaire et folle les descendants de ces gaullistes-ci tendraient-ils la main à un homme qui n’a visiblement qu’un projet – les tuer, cette fois pour de bon, même si ce n’est que symboliquement ? Les partisans de la main tendue au Front national ne sont pas seulement des lâches, ce sont des crétins.
Le procès Papon s’achève et je continue, comme au premier jour, de trouver bon qu’il ait eu lieu. Long ? Les grands procès sont toujours longs. Confus ? Contradictoire ? La justice des hommes est toujours confuse, elle est toujours contradictoire. Banal, l’accusé ? Banalisé, humanisé, par ces mois de débats ? Oui. Mais qui, là encore, s’en étonnerait ? ne sait-on pas, depuis Hannah Arendt, que le mal est forcément banal, que les grands criminels, en effet, nous ressemblent et qu’ils n’ont jamais, tout bien pesé, que l’étrangeté familière des miroirs ? Ce procès aura eu, en tout cas, un mérite. Il a posé la question de Vichy. Je dis bien Vichy. Pas la collaboration, qui fut autre chose. Non, vraiment Vichy. Ce fascisme national. Ce fascisme aux couleurs de la France. Ce fascisme qui mettait son « point d’honneur » à se démarquer d’une collaboration classique, vulgairement bottée et casquée, qui ne fut effectivement le fait que d’une minorité de Français. Un fascisme tranquille. Un fascisme paisible. Un fascisme d’homme gris et de fonctionnaires disciplinés dont les audiences ont établi que, même s’ils ignoraient l’existence des chambres à gaz, ils savaient que les hommes, femmes et enfants juifs, raflés par leur police, allaient à une mort probable. Acquitter Maurice Papon ? Ce serait un désastre. Car ce serait un formidable quitus donné à toute une France : celle qui crut, ou voulut croire, qu’il suffisait, pour atténuer le crime, d’offrir des couvertures, ou de meilleurs wagons, aux déportés – celle aussi de ces responsables qui, forts de leur « humanisme » maintenu, n’eurent parfois qu’un pas à faire pour, le moment venu, donner des gages à l’autre bord et un autre pour, un peu plus tard, se remettre au service de la République. Toujours l’« idéologie française ».
Non, je ne suis pas « déçu » par le texte de repentance de l’Église catholique sur la Shoah. Oh ! bien sûr, on aurait préféré voir plus expressément condamnés les « silences » de Pie XII. On aurait aimé des mots forts sur la « politique » d’un Vatican dont la complaisance, l’indifférence odieuse au pire n’eurent pas grand-chose à envier à celles des autres États. Mais, pour le reste, quel beau texte ! Quel souffle pour dire les « racines hébraïques » de la foi chrétienne, Jésus « descendant de David », l’« appartenance au peuple juif » de la Vierge Marie et des Apôtres ! Jusqu’à la distinction entre les antisémitismes chrétien et nazi qui, contrairement à d’autres, me semble non seulement juste, mais capitale. L’antisémitisme hitlérien était, en effet, d’inspiration païenne. La figure honnie, dans ce nouveau délire, n’était plus, c’est vrai, celle du Juif « déicide », mais celle du Juif « déiphore ». Le reproche qu’on lui faisait n’était plus, autrement dit, d’avoir tué le Christ, mais, au contraire, de l’avoir inventé. Et il est encore vrai que la Shoah aura été le fruit non pas, comme on le dit sottement, d’une « Europe chrétienne » parvenue au terme de sa course, mais d’une Europe qui, d’une certaine façon, était « insuffisamment christianisée ». Paradoxe ? Sans doute. Mais manière également, prenons-y garde, de penser jusqu’au bout l’horreur du crime : cette haine jamais vue, unique dans l’histoire des hommes, dont l’unicité tenait peut-être à ce qu’elle était, effectivement, une « haine vouée à Dieu ». Ce sont les mots de la commission. Ce sont, aussi, ceux de Levinas et de Kafka.
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