On reparle, ces temps-ci, de ce professeur américain, Samuel Huntington, qui annonçait, voilà dix ans, après la chute du mur de Berlin, l’apparition d’un nouveau conflit qui serait celui du XXIe siècle et qui nous opposerait à l’Islam.

Je crois que Huntington a tort.

Je crois, plus exactement, que les démocraties ne gagneront la guerre qui vient de leur être déclarée que si elles refusent, de toutes leurs forces, de céder aux facilités manichéennes de cette théorie de la « guerre des civilisations ».

Que les kamikazes du World Trade Center soient musulmans, c’est un fait.

Qu’une partie de la rue, à Gaza, Bagdad, Damas, Islamabad, voie ces kamikazes comme des nouveaux martyrs venus venger, dans le sang, les torts faits à la « nation arabe », c’est un autre fait.

Et c’est encore un fait qu’il y a, dans le corps même de l’Islam, comme dans n’importe quel corpus religieux, des lambeaux de tradition, des textes, susceptibles d’être instrumentalisés par les tenants du pire – et il faudra bien, soit dit en passant, que les intellectuels musulmans, les docteurs de la foi, les autorités morales, politiques et spirituelles de l’Islam se décident à le dire et à désavouer haut et fort ceux qui prétendent que l’attentat suicide est la voie royale qui mène au paradis.

Mais je pense néanmoins que Huntington et ses nouveaux dévots s’égarent ; je pense qu’il serait à la fois criminel et suicidaire d’emboîter le pas, dans l’émotion, aux théoriciens d’une guerre des civilisations dont la forme présente serait le choc frontal entre l’Occident et l’Islam ; et je le crois pour toute une série de raisons – théologiques, stratégiques, presque sémantiques…

Sémantiques : quel cadeau au terrorisme quand on qualifie la guerre qu’il nous déclare de guerre « de civilisations » ! quelle victoire, pour les assassins, si leur guerre barbare, leur guerre de non-civilisation, se voyait auréolée des merveilleux prestiges d’un choc entre « visions du monde » !

Stratégiques : nul ne sait ce que veut Ben Laden ; nul, peut-être même pas lui, ne connaît son programme, son projet ; mais il y a une chose, tout de même, qui est claire – c’est qu’il rêve, en effet, de voir le monde arabo-musulman basculer tout entier dans la haine de l’Occident, renverser ses dirigeants à la solde du Grand Satan et communier dans le culte de ses nouveaux rédempteurs ; faut-il, alors, lui offrir ce dont il rêve ? faut-il, en faisant, nous aussi, l’amalgame entre islamisme et islam, travailler à cette radicalisation qui est son but de guerre ? comment ne pas voir, en un mot, que le meilleur disciple de Huntington s’appelle aujourd’hui Ben Laden ?

Théologiques, enfin : j’ai beau ne pas être, tant s’en faut, un spécialiste de l’Islam ; je sais, nous savons tous, que l’Islam n’est pas un bloc ; je sais, nous savons tous, qu’il est, aujourd’hui comme hier, le théâtre d’un affrontement d’une exceptionnelle intensité entre les tenants de la régression et les courants éclairés qui refusent la caricature que certains donnent de leur foi ; si la guerre, en d’autres termes, n’oppose pas l’Occident à l’Islam c’est qu’elle passe à l’intérieur de l’Islam lui-même ; nous ne la gagnerons, cette guerre, que si nous mettons autant d’énergie, demain, à saluer et soutenir ces courants libéraux que nous en mettrons, bientôt, à frapper, comme il se doit, tous ceux qui, de près ou de loin, ont trempé dans la tuerie.

Un dernier mot. Il m’est difficile de ne pas écrire ici le nom de celui qui fut l’incarnation de cet Islam éclairé en lutte contre l’intégrisme : le commandant Massoud. Je connaissais un peu Massoud ; j’avais, à plusieurs reprises depuis vingt ans, dans ce bastion du Panchir que nous pensions inviolable, eu l’occasion d’admirer ce tempérament de résistant qui faisait la guerre sans l’aimer ; et c’est une première raison de lui rendre hommage. Il a été assassiné, étrangement, quelques heures à peine avant l’attaque contre New York ; et tout s’est passé comme si la moderne secte des assassins, décidément experte en terreur, avait anticipé la riposte américaine et l’avait privée, par avance, de celui qui, sur le terrain, eût été son meilleur allié – autre raison de l’évoquer. Et puis comment ne pas songer enfin à cet épisode récent et si révoltant : Massoud sortant, au printemps dernier, pour la première fois, de son réduit afghan pour venir, depuis la France, avertir le monde des terribles dangers que lui faisait courir l’islam des taliban et de leurs alliés – et la France qui le reçut si mal ; et les autorités de la République qui se dérobèrent de si piteuse façon ; et le monde qui, par-delà la France, choisit de ne pas entendre et de laisser la sentinelle rejoindre tristement son armée des ombres. Ma dernière conversation avec Massoud, que j’avais rapportée dans Le Monde. « Introuvable, Ben Laden ? » Il se pencha sur une carte, mit le doigt sur la ville de Kandahar : « il est là, dans une maison prêtée par Mollah Omar, le chef des talibans, dans la même rue que lui ».


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