Une certaine Martine Lehideux, vice-présidente du Front national, vient de déclarer, paraît-il, qu’il n’est « plus supportable » de voir « les Benguigui, Fodé Sylla et autres Bernard-Henri Lévy » donner des « leçons » aux Français. Je passe sur le « Benguigui ». Je passe sur la vulgarité – l’antisémitisme grossier – du propos. Je passe même sur la question – qui, pourtant, me brûle la langue – de savoir la liste de ceux à qui cette dame et les siens reconnaissent le droit de parler de la France et à qui ils le refusent. L’important, ce sont les trente mille jeunes de Toulon, la Seyne-sur-Mer et ailleurs qui se sont rassemblés, ce 14 juillet, pour le concert auquel elle fait, je suppose, allusion et dont nous étions, en effet, un peu les inspirateurs. Il y avait là des gens de toutes origines. Il y avait, comme on dit dans les cités, une proportion égale de « Blancs », de « Blacks » et de « Beurs ». Et je ne saurais dire, surtout, à quelle famille politique – gauche ? droite ? – les uns et les autres se rattachaient. Mais ce qui les unissait, c’était une commune nausée face au spectacle d’un Jean-Marie Le Pen venu, le matin même, place de la Liberté, à Toulon, célébrer aux côtés du nouveau maire, la fête républicaine par excellence – et c’était une commune volonté, alors, non seulement de laver l’affront, mais de dire au leader néofasciste : « Touche pas à la République ! touche pas au 14 juillet ! car c’est la fête des citoyens, pas celle des racistes et des xénophobes ». Les responsables du FN prétendent aimer la France. C’est faux. Ils la détestent. Ils rêvent de la voir à feu et à sang. Ils ne savent la concevoir, d’ailleurs, qu’abaissée, humiliée, décadente. Il faudra que l’obscure Mme Lehideux s’y fasse : ils ont beaucoup à apprendre – des vraies leçons d’amour de la France – de ces trente mille jeunes gens qui chantaient, cette nuit-là, La Marseillaise avec Bruel…
L’honneur de la France, cette semaine, c’est aussi le président Chirac reconnaissant, après cinquante ans d’atermoiements, faux-fuyants et occultations diverses, la « responsabilité » de l’« Etat » dans les déportations de juifs pendant la guerre. L’« irréparable », dit-il… une « injure à nos traditions »… Et, à l’égard d’hommes et de femmes qui étaient ses « protégés » et qu’il « livra à leurs bourreaux », une « dette imprescriptible » du « pays des droits de l’homme »… On aura beau dire. On expliquera, tant que l’on voudra, que ces phrases simples et fortes aucun des prédécesseurs de l’actuel président n’était « en situation » de les prononcer : Mitterrand à cause de son passé vichyste ; de Gaulle à cause de l’illusion, qu’il avait créée, d’un peuple de résistants ; Giscard, parce qu’il était indifférent à la souffrance juive – ni philo-, ni anti-, mais proprement « a-sémite », avait dit, un jour, Raymond Aron, dans un accès de lucidité… Le fait, en tout cas, est là. Chirac a osé le geste. Il a trouvé les mots. Et il l’a fait, surtout, sans tarder, à la première occasion venue – ce dimanche 16 juillet, jour anniversaire de la rafle du Vel’d’hiv’ et de ses dix mille hommes, femmes et enfants juifs livrés par la police française. Le geste, les mots, l’occasion : c’est la combinaison de ces trois choses qui était, aux yeux des Grecs, la marque du grand politique ; et je vois mal comment ne pas souscrire au jugement de ceux qui, comme Michel Rocard, dans Le Monde de cet après-midi, écrivent en substance : « Ce président n’est pas des nôtres ; mais il incarne, mieux qu’aucun autre, les valeurs de la France que nous admirons – cette France des Lumières et du courage qui n’est jamais si grande, disait Malraux, que lorsqu’elle l’est pour tous les hommes… »
L’honneur ? Il se joue aussi en Bosnie – ma pauvre Bosnie martyre, avec ses villages rasés, ses vingt mille enfants massacrés, ses zones de sécurité pilonnées, ses populations civiles désarmées et livrées à la soldatesque serbe, et puis ces hommes, enfin, que la non-intervention de l’Occident a plongés dans un désespoir si total qu’ils ne font plus le moindre crédit à sa parole, n’ont plus l’ombre d’un respect pour ses soldats et songeraient à recourir, dit-on, pour se protéger et sauver leur peau, aux mêmes méthodes (les « boucliers humains ») que les miliciens de Karadzic. Là aussi, Chirac a trouvé les mots justes. Là aussi, il a surpris tous les observateurs – moi compris – en choisissant son camp comme jamais, depuis le début de la guerre, un chef d’Etat ou de gouvernement ne l’a fait. Et j’apprends, à l’instant de remettre ce bloc-notes, qu’il serait à l’initiative du plan de sauvetage de Gorazde qui n’aurait plus besoin, pour prendre effet, que de la mise à disposition, par les Américains, d’hélicoptères transports de troupes. Peut-être est-il déjà trop tard. Peut- être le président français ne remontera-t-il plus la pente d’une si longue abdication. Peut-être, aussi, nous décevra-t-il et finira-t-il par baisser les bras devant la complexité de la situation. Mais enfin le ton, pour le moment, est neuf. La détermination est sans précédent. Et j’aurai, dans les prochaines années, ou les prochains mois, suffisamment d’occasions, je suppose, de marquer mon opposition pour ne pas en convenir : cette politique qui semble allier fermeté, imagination et sens de l’opportunité, c’est très exactement ce que je réclamais depuis trois ans et que, à la vérité, j’avais cessé d’espérer. Se taire, maintenant, et attendre : il est minuit moins cinq, dans le siècle – en Bosnie.
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