François Léotard croit-il à ce qu’il dit lorsqu’il renvoie Front populaire et Front national dos à dos ? Évidemment non. Trop fin pour cela. Trop viscéralement antifasciste. Et déjà en train, d’ailleurs (cf. Libération de ce jeudi), de rectifier habilement le tir en rappelant – et c’est, bien sûr, exact – que seule une droite forte, fidèle à elle-même et à ses valeurs, peut faire barrage au FN. N’empêche. Les mots sont là. Le mal est fait. Et reste l’idée, dans la tête de milliers et de milliers d’électeurs, qu’il n’y aura pas lieu de choisir, le moment venu, entre un républicain (même socialiste) et un antidémocrate (même à visage humain). Ainsi va la banalisation de Le Pen. Ainsi s’accrédite l’idée que son parti est un parti comme les autres. Ainsi va ce procès de corrosion du langage par où commencent toujours les fascismes.

Un virus remplace un mythe. C’est le constat de Dominique-Antoine Grisoni scrutant dans Le corps ingénu (éditions Zulma) l’une des péripéties les plus récentes de l’histoire de notre imaginaire. Le « virus », c’est, bien sûr, celui du sida. Le « mythe », c’était celui d’une virginité lestée depuis des millénaires de tout son poids de fantasmes, effrois, promesses, rêves ou cauchemars. Le prix de ce passage ? La rançon de cette révolution où l’on voit cette idée de virginité perdre soudain ses prestiges et le spectre de la maladie s’installer peu à peu dans l’espace laissé vacant ? Lisez le livre. Lisez ses commentaires du Journal d’un séducteur de Kierkegaard, de La philosophie dans le boudoir de Sade ou encore des Liaisons dangereuses. Je parlais la semaine dernière de Michel Foucault – dont on se rappelle la magistrale Histoire de la sexualité restée, hélas, inachevée. N’est-ce pas le destin des grandes œuvres de se poursuivre ainsi, plus ou moins sauvagement, sous la plume de disciples inspirés ? Grisoni nous avait donné, il y a quelques années, plusieurs essais de philosophie marxiste. Bizarre – et intéressant – de le retrouver là.

Portrait télévisé de Louis-René des Forêts. Une fois de plus, le partage entre les deux catégories d’écrivains. Les écrivains à biographie : Malraux, Drieu, Aragon… Les écrivains sans biographie : Valéry, Mallarmé, Roussel, Blanchot et, donc, des Forêts. Que signifie, cela dit, cette occultation du biographique ? que révèle-t-elle vraiment ? que cache-t-elle ? et ces vies apparemment transparentes, sans incidents ni histoire, sont-elles les plus ternes ou, au contraire, les plus chargées de secrets ?

Blanchot, justement. Un tout petit texte, édité par Fourbis il y a quelques mois – et passé bizarrement inaperçu. On y trouve – à ma connaissance, pour la première fois – l’évocation de son passage à Jeune France, cette association subventionnée par Vichy et héritière des mouvements « non conformistes » ou « préfascistes » des années 30. On y lit le bref récit, ou la mention, de plusieurs rencontres avec Drieu La Rochelle – dont deux en pleine guerre, où l’auteur de Socialisme fasciste tenta de convaincre son cadet de reprendre la direction de la NRF. Silhouette de Jean Vilar. Ombre de Paul Flamand, le futur fondateur des éditions du Seuil. Rarement le grand silencieux en aura tant dit en si peu de lignes.

Drieu encore. Son dernier dialogue avec Malraux, en mai 1943, tel que Bertrand Poirot-Delpech le reconstitue pour la scène du Vieux-Colombier. Tout est là. Les femmes. Le courage. L’énigmatique ascendant que ce fasciste en tweed exerça, jusqu’au bout, sur ses contemporains. La tentation communiste de la fin. La vision d’un Staline qui débarrassera la France, une fois pour toutes, de sa rêveuse bourgeoisie. La littérature au-dessus de tout. Le résistant venant offrir au collabo de se refaire une vertu dans sa Brigade Alsace-Lorraine et le collabo qui, préférant aller au bout de son orgueil et de ses choix, choisit, non sans panache, de payer au prix fort son infamie. Bref, une belle page d’histoire littéraire. Une situation de théâtre exemplaire. Un de ces moments, rares, où le mentir-vrai traque au plus près le mystère des êtres tendus entre littérature et politique. Avec, tout de même, cette question qui ne m’aura pas quitté pendant les deux heures de ce beau dialogue des morts : qu’aurait pensé Poirot-Delpech lui-même, s’il n’en avait été l’auteur, d’une Alerte où c’est Drieu qui, tout compte fait, et qu’il le veuille ou non, triomphe ? que nous aurait-il dit, lui, si attentif aux séductions que peut encore exercer le « chic » des années 30, d’un spectacle où l’affectivité, le charme, le sens de l’honneur, la pureté des intentions vont au traître – tandis que Malraux, lui, se voit assigné au rôle, infiniment moins flatteur, de l’acrobate métaphysicien et ambitieux dont le vrai souci aurait été de ne pas rater son rendez-vous avec l’Histoire et la victoire ? n’aurait-il pas trouvé la fable « trouble » ? « politiquement incorrecte » ? n’aurait-il pas crié à la « complaisance » ? à l’« indulgence coupable » ? au dandysme irresponsable, équivoque, etc. ? Mais trêve de mauvais esprit. Entre la vertueuse chronique qu’il aurait pu commettre et le beau texte d’écrivain que, contre une part de lui-même, il nous donne, je n’hésite pas un instant. Docteur Poirot (le chroniqueur) et Mister Delpech (l’écrivain) : magie de la littérature qui, une fois de plus, gagne à se colleter avec l’ambiguïté des êtres, la confusion des sentiments et, parfois, la réversibilité des valeurs.


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