C’est la semaine où il n’est question que des quatre-vingt-cinq millions de morts du communisme. Or un leader communiste disparaît et on salue sa disparition comme celle d’un grand humoriste – on nous la présente, partout ou presque, comme si le cirque télévisuel perdait son meilleur acteur. Marchais-Coluche… Marchais-Pierre Dac… Dérision. Nihilisme. Du deuil à l’âge du spectacle.

Un libraire du Palais-Royal où François Mitterrand avait ses habitudes raconte à l’un de mes amis qu’il payait toujours ses livres, lui-même et de sa poche. Pour ceux qui se souviennent que l’ancien président n’avait jamais un sou sur lui et ne payait, justement, jamais rien, l’information est intéressante : de cet homme qui ne sortait d’argent que pour s’offrir une édition originale de La recherche du temps perdu faut-il dire qu’il n’attachait de prix qu’à la littérature ?

Papon sera peut-être acquitté. Mais Lambron, lui, est d’ores et déjà le grand oublié de la saison littéraire. Pourquoi comparer ceci à cela ? Parce que 1941 est le roman qui dit la vérité de l’affaire Papon (ainsi que, soit dit en passant, de l’affaire Mitterrand et de sa présence à Vichy avant la Résistance). C’était, à mes yeux, par-delà la beauté du livre, une vraie raison de le couronner. Allez savoir si, pour d’autres, ce n’était pas justement la meilleure raison de ne pas le faire !

Hasards de l’édition : un recueil de textes de Vaclav Havel paraît, chez Calmann-Lévy, en même temps que, chez Odile Jacob, Le choc des civilisations, de Samuel Huntington. D’un côté, le dissident devenu président, qui continue de parler sur l’universalité des valeurs démocratiques. De l’autre, un prétendu « expert » plaidant pour la relativité de ces valeurs et, qu’il le veuille ou non, pour leur déclin. Y a-t-il des civilisations fermées, par nature, aux droits de l’homme ? et faut-il dire du monde de l’Islam qu’il est incompatible avec l’héritage démocratique ? C’est le débat Havel-Huntington. Mais c’est, surtout, celui de l’époque. J’y reviendrai.

Lettres d’Algérie, dans Le Monde, depuis lundi. Poids des mots. Force de l’écrit. Ces hommes et ces femmes abandonnés, qu’un mince cordon de phrases relie encore à nous. Et dans ces phrases, dans ces lettres que l’on dirait déjà sauvées de la destruction, la même tonalité de désespoir que dans les images qui, voilà cinq ans, sortaient de Sarajevo. Alger et Sarajevo. Alger comme une autre prison. Et, à Alger comme à Sarajevo, cette lancinante et terrible question : que faire ? comment répondre ? comment, à notre tour, rompre l’insupportable silence ?

Biographie de Lucien Bodard par Olivier Weber (en même temps que la réédition de sa magistrale Guerre d’Indochine). Je le revois – je le retrouve – tel qu’en lui-même, dans la toute première image que j’ai de lui, au bar de l’Intercontinental de Calcutta, retour des maquis bengalis : « pas d’émotion, disait-il, face à l’invraisemblable horreur de la guerre ; pas de sentiment ; il faut juste (et c’est déjà énorme !) décrire, raconter, regarder l’horreur en face – il faut ajuster sa langue à l’absolue déchéance des choses et tant pis si, mis en mots, l’enfer paraît un songe ». C’était la leçon de Malaparte. Celle du Hemingway de En ligne. C’était la seule morale en vigueur dans ce club d’aventuriers littéraires qu’étaient les grands reporters de ce temps-là. Témoignage ou fiction ? Écrire sa vie ou vivre son œuvre ? Bodard aura été l’un des derniers à se poser ce type de questions. Il est peut-être le dernier à concevoir le journalisme comme une région du roman, et inversement. Et c’est pourquoi, au club de ces monstres-là, il aura, à jamais, sa table et sa bouteille.

Saddam Hussein se protège en bourrant de civils ses cibles stratégiques et ses palais. Cynisme ? Bien entendu. Mais aussi, bien plus étrange, pari sur les valeurs de l’adversaire – certitude qu’il peut compter sur la compassion américaine plus que sur la force de ses armées. Hommage du vice à la vertu. Paradoxe du pervers. Un homme qui, au moment même où il hurle qu’on affame ses femmes et ses enfants, dément, par sa propre stratégie, le procès fait à son ennemi. On songe à ces ennemis d’Israël qui enterraient leurs morts aux portes de Jérusalem – seul moyen, disaient-ils, d’empêcher l’arrivée d’un Messie auquel ils étaient censés ne pas croire…

En noyant dans le sang la vallée des Reines, les islamistes de Louxor ont fait plus encore que massacrer soixante-deux touristes. Ils ont tué un peu de leur passé, et du nôtre. Ils ont assassiné un peu de cette part d’Égypte qui, depuis toujours, est en chacun. Ils ont sacrifié – car c’est, à l’évidence, d’une sorte de sacrifice qu’il s’agit – des dizaines d’hommes et de femmes sur l’autel de l’une des plus hautes civilisations mondiales : la première, disait Malraux, dans son Pour sauver les monuments de Haute-Égypte, à avoir, pendant trois mille ans, « traduit le périssable en éternel ». Tous, nous avons en partage Jérusalem, Athènes, mais aussi Louxor. Tous, plus ou moins confusément, nous savons que Louxor est, comme Jérusalem, comme Athènes, une région de l’Être et de l’Esprit. C’est à cela qu’on s’en est pris. C’est ce crime contre l’esprit que l’on a, également, perpétré. Escalade – métaphysique – dans le terrorisme.


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