J’avais dit que je retournerais à Sarajevo. Je suis donc retourné à Sarajevo. La raison de ce nouveau voyage ? La sortie de mon film dans l’unique cinéma de la ville fonctionnant de nouveau ; et cette « première », assez bouleversante, en présence de quelques-uns de ceux qui en sont, après tout, les personnages. Mon arrière-pensée ? Vérifier de visu, comme je m’y étais engagé, ces fameuses informations, alarmantes, sur l’« islamisation » d’une société qui est, depuis cinq siècles, un modèle de cosmopolitisme et de tolérance. Mon impression, au retour ? Je ne peux, en si peu de temps, parler véritablement d’enquête. Mais enfin, quelques faits. Il est inexact, par exemple, que l’on voie, dans les rues, des camions remplis de soldats hurlant la gloire d’Allah. Il est inexact, pour la bonne et simple raison qu’ils ne sont pas encore sortis des presses, que les manuels scolaires fassent la part belle à l’islam. Il est inexact encore, factuellement inexact, que le présentateur des journaux de la « RTV-BiH », ouvre son « vingt heures » par une salutation en arabe. Et j’ajoute que, lorsque la radio d’opposition, « Studio 99 », lance une pétition en faveur des principes de laïcité, de mixité et de multi-culture, cette pétition recueille – et ce n’est pas fini – 147 000 signatures. Alors ? Alors ce qui est vrai c’est que la purification ethnique des Serbes a provoqué l’afflux de milliers de réfugiés venus des campagnes et modifiant, par conséquent, la composition sociologique de la ville. Et ce qui est vrai aussi c’est qu’il s’y trouve un nombre grandissant de politiciens qui croient se faire les interprètes de cette population désemparée en prônant le retour aux valeurs de l’islam. La bataille, autrement dit, est en cours. Et rien ne dit qu’elle soit perdue – surtout si l’Occident se décide enfin à venir au secours du camp démocrate et à éviter à la population de Sarajevo les souffrances d’un troisième hiver en état de siège.

Dîner, à Paris, chez Maren Sell, avec Matoub Lounes, ce chanteur kabyle enlevé, puis libéré, par les terroristes du GIA. Nous parlons de l’Algérie, forcément – et du besoin vital qu’ont les démocrates algériens de notre soutien à tous. Mais nous parlons aussi de la France et de l’affaire dite des foulards que les démocrates en question observent avec un intérêt extrême. Leur message : « Ne cédez pas ; ne transigez à aucun prix ; le tchador, dans les lycées, est un signe de reconnaissance, non pas religieuse, mais politique ; et c’est donc l’un des terrains sur lequel les intégristes ont choisi de vous affronter ». Mais cette inquiétude aussi, dont c’est peu dire que je la partage : « Ce terrain n’est pas le seul terrain ; et cette fermeté dont vos ministres semblent résolus à faire preuve face aux beurettes enfoulardées, il serait tragique qu’elle ne trouve pas, très vite, d’autres manières, fussent-elles plus coûteuses, de se manifester ». Monsieur Pasqua, à la même heure, envoyait des émissaires discuter avec le FIS et hissait celui-ci au rang d’interlocuteur valable. Chacun ses fréquentations. Chacun sa façon de lutter contre un fondamentalisme dont tout indique qu’il devient le danger de la fin de siècle.

Affaire Carignon. La justice est la justice. Et c’est à elle, et à elle seule, de démêler ce qu’il y a de vrai dans le faisceau de présomptions qui semble s’accumuler contre l’ex-ministre. En revanche, et devant le quasi-lynchage dont il est aujourd’hui l’objet – devant le silence, aussi, de la plupart de ceux qui, lorsqu’il était au pouvoir, se disaient et se voulaient ses amis – on me permettra de rappeler quelques évidences. Primo, la présomption d’innocence : elle vaut pour tout citoyen ; donc, aussi, pour un ministre; et l’on ne peut que le suivre quand, lors de l’audience publique qu’il a voulue, il rappelle à ses accusateurs que c’est à eux, pas à lui, qu’incombe la charge de la preuve. Secundo, le fonctionnement de la machine judiciaire et le visage d’elle-même qu’elle offre dans cette affaire : cette brutalité ; ce goût manifeste du Spectacle ; cette utilisation de la détention pour faire, dit-on, « craquer » un suspect ; ce désir, que l’on sent aussi, de discréditer un homme avant de l’avoir condamné ; cela est-il dans la loi ? je ne le crois pas ; et quel que soit le souci, légitime, de moraliser la vie publique en France, ce n’est pas avec ces méthodes que l’on rehaussera l’image, ni de la politique, ni, et c’est plus grave, de la justice elle-même. Tertio l’homme Carignon : celui, en tout cas, que je connais ; le militant anti-Le Pen ; le ministre que nous allions tout naturellement trouver quand il fallait faire sortir un artiste de Sarajevo, fournir un visa à un journaliste algérien menacé ou intervenir, auprès du gouvernement bengalais, en faveur de Taslima Nasreen. Y avait-il deux Carignon ? Tout est possible, bien sûr. Et, si cela était, ce serait évidemment terrible. Mais, en attendant les vraies preuves et les vrais verdicts, je me refuse à ce que l’image de l’un vienne effacer celle de l’autre et ne peux que songer, avec une émotion infinie, à la solitude de cet homme bon, courageux – enfermé, sans doute à tort, dans la cellule où, naguère, fut détenu Klaus Barbie. Le Carignon dont je me souviens ne mérite pas cet opprobre.


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