Gorazde la tragédie. Gorazde la honte. Gorazde l’énigme aussi – car d’où vient que l’on ait su arrêter les Serbes à Sarajevo et qu’on capitule devant les mêmes, cette fois, de si misérable façon ? Dans la confusion, et le désarroi, une explication – la seule que j’aie : nous avions des images de Sarajevo ; nous n’en avons pas de Gorazde ; et c’est peut-être, hélas, la différence… Pas d’images, pas d’émotion. Pas d’émotion, pas d’intervention. Ainsi va le monde, c’est-à-dire le Spectacle. Jadis, on disait : si Dieu n’existe pas, tout est permis. Aujourd’hui Dieu est Image – en sorte que la formule devient : si l’image n’existe pas, alors tout est possible – jusqu’aux plus effroyables carnages, commis en toute impunité. Il faut des vivres, pour Gorazde. Il faut des armes. Mais il faut, aussi, des caméras, oui, de simples petites caméras, capables de briser l’autre blocus – celui de l’œil et de la conscience.

Images pour images – et nous ne quittons pas vraiment la Bosnie – l’incroyable image, l’autre semaine, de Jirinowski, à Strasbourg. Il est dans les jardins du Consulat de Russie. Il voit la petite troupe protestant contre sa venue. Il trépigne. Éructe. Et le voici qui, tout à coup, déracine quelques plans de tulipes, arrache des mottes de terre et, au comble de la fureur, les jette sur les manifestants. Cette image d’un chef de parti – le premier parti de Russie ! – jetant, en signe de haine, des fleurs et de la terre sur ses adversaires est proprement sidérante. Elle est même, sauf erreur, unique dans les annales du geste politique. Que l’on ne s’en étonne pas davantage, que l’on ait l’air de trouver la scène cocasse mais pas plus extraordinaire que cela, que tous les médiologues de France et de Navarre ne soient pas déjà occupés à la disséquer et interpréter, prouve l’anesthésie de l’opinion, son accoutumance à l’obscène – à moins que ce ne soit sa secrète résignation à voir les pitres et les salauds mener, désormais, le bal.

Que restera-t-il de Pierre Bérégovoy, nous avait demandé Anne Sinclair, à « 7 sur 7 », le jour de la mort de l’ancien Premier ministre ? Chacun y était allé de son explication politique, ou logique. J’avais dit, moi : « Ce qui restera, c’est son suicide ». Eh bien regardez le livre de Jérôme Clément paru l’an dernier chez Calmann-Lévy et qui, soit dit en passant, donne avec le recul de bien précieuses lumières sur le climat de la mitterrandie finissante. Regardez le film de Serge Moatti que l’on verra dans quelques jours (sur France 2) et auquel la conjoncture confère, aussi, une singulière actualité. Cet homme – Bérégovoy – a fait des choses. Il a nourri des ambitions. Il avait, à sa façon, une certaine idée de la gauche, et de la France, et du monde. Or de cette suite de passions et d’engagements, de ce torrent de rêves, de désirs aboutis ou de chimères, bref de cette biographie politique qui ne fut pas, tout compte fait, l’une des moins riches, ni des moins dignes, il ne demeure en effet qu’un geste : cet instant, ce battement de cil – cet ultime, et fatal, moment du suicide.

Il y avait ce jour-là, sur le plateau de TF1, Françoise Giroud. Et j’en profite pour dire un mot de l’étrange querelle que, depuis quelques jours, on cherche à son Journal d’une Parisienne. C’est un livre très beau. Une chronique qui fait honneur à notre meilleure tradition diariste. C’est une leçon de vie, et un morceau de littérature. Faut-il que le système soit devenu fou pour le réduire aux six lignes qu’il consacre au cas Collard ? Comme Françoise, j’ai aimé les Nuits fauves. Comme Françoise, je hais les petits esprits qui, réduisant la savante complexité d’une œuvre à la trop simple figure de son auteur, transforment le mentir-vrai du film en je ne sais quels faux aveux où l’homme se trahirait. Mais de là à cet interminable feuilleton, de là à ce pitoyable reality-show qu’est devenue l’affaire Collard, il y a un pas que l’on n’aurait pu franchir si la machine à fabriquer des mythes n’était si déboussolée. Hier, elle produisait Che Guevara. Avant-hier, James Dean. Avant avant-hier, Rimbaud. Aujourd’hui, Cyril Collard. Drôle d’époque.

Enfin lu le Szafran-Domenach sur les rapports de Balladur et Chirac. Je dis « enfin » parce que je ne manque jamais, en principe, les essais politiques de Szafran. Information. Percussion. Style, surtout. La politique comme un roman. Ses jeux, comme un théâtre. La comédie du pouvoir avec sa noblesse et ses bassesses, ses petits crimes et ses grands mensonges. Ce qui m’y retient, cette fois – et fait que je ne suis pas mécontent, après tout, d’avoir tardé à m’y plonger – c’est l’ahurissant écart entre le portrait du Premier ministre à l’instant où le livre le saisit (« achevé d’imprimer » : 8 mars 1994 !) et l’actuelle défaveur dont l’accable une opinion de plus en plus servilement soumise à la loi du zapping généralisé. La question qu’on ne peut manquer de se poser, du coup : qu’en pense l’intéressé ? comment vit-il ce retournement ? était-il dupe de cet état de grâce, ou d’extase, dont il jouissait il y a quelques semaines encore ? A lire le portrait qu’en brossent Domenach et Szafran, la réponse est plutôt non. Et c’est pourquoi, d’ailleurs, à l’inépuisable petit jeu du tiercé politique, je maintiens mon pronostic : Balladur toujours favori – à moins (et c’est mon vœu) que la gauche, d’ici là, ne se décide à retrouver un élan, une idée, un programme, une foi – en un mot, un candidat.


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