Difficile, cette semaine encore, de parler d’autre chose que de la guerre au Kosovo. Ce sentiment de malaise, presque de culpabilité, qui saisit le chroniqueur à la seule idée de se laisser requérir par d’autres soucis, de déserter, de se divertir. Et, pourtant, la vie qui continue… Les livres… Les œuvres… La politique à la petite semaine… Et puis, ce matin, au retour, justement, du Kosovo, les images volées – comme on dit de « photos volées » – de l’exposition du peintre Jacques Martinez au musée d’Art moderne et d’Art contemporain de Nice. Martinez, me dit-on, n’aime pas le mot de « rétrospective ». Soit. Disons, alors, « itinéraire ». Imaginons, entre les grandes acryliques monochromes des années 70, inspirées des travaux du groupe Supports-Surfaces, et les nus tourmentés, rouges, ocre ou mauve pâle, de la toute dernière période, une grande et belle histoire qui serait aussi celle de l’époque. Une œuvre comme une vie. Une vie comme une aventure. Et, dans cette aventure, comme souvent chez les meilleurs peintres, l’écho des débats et des tumultes, des drames, des batailles perdues et gagnées, des cauchemars, des songes, qui furent ceux des trente dernières années. « Abstrait » ou « figuratif » ? Résolument « moderne » ou attentif à retrouver les gestes ou les vibrations du « passé » ? Martinez est de ceux qui se moquent, grâce au ciel, de ces partages convenus. À l’heure où l’art « contemporain » donne des signes d’essoufflement, à l’heure où tant d’ex-« jeunes peintres d’avant-garde » s’enferment dans un nihilisme fin de siècle qui n’a même plus la force noire, ou la rage, du précédent, voici un contemporain – mais oui ! – de Cézanne, Matisse et Jackson Pollock qui se contente de nous dire son inentamable plaisir de peindre. Style et cohérence. Jouissance et obstination. Le long monologue d’un homme – car une exposition peut être un monologue – qui n’a pas renoncé à son rêve fou : à force de couleurs et de formes, de gestes et de surfaces, tenter de changer le monde.

Un ami. Alain Sarde. Ce matin d’été, il y a deux ans, où un drôle de juge décide, sur la foi de témoignages insaisissables, qu’il aurait « violé » – sic – une « prostituée ». La presse s’empare de l’affaire. Son nom est traîné dans la boue. Ceux qui, comme l’auteur de ces lignes, osent suggérer que l’on est peut-être en présence d’un émule français du procureur Starr sont menés à leur tour devant les tribunaux. Et, aujourd’hui donc, après deux ans d’investigations, une ordonnance de non-lieu confirme ce que chacun savait ou pressentait : les « témoignages » en question avaient été, en effet, sollicités et toute l’affaire n’était qu’un pauvre montage, sorti d’une cervelle enfiévrée, et savamment médiatisé. Sentiments partagés face à ce dénouement heureux. D’un côté, bien sûr, le soulagement – qu’éprouve, sans doute, Sarde lui-même – à la pensée d’une justice qui, lorsqu’elle prend son temps, lorsqu’elle conjure les pièges de la justice-spectacle et de ses hallalis programmés, retrouve sa sérénité, dit le droit. Mais de l’autre, pourtant, l’inévitable amertume à l’idée que l’on a tout de même pu, avant de s’aviser de son innocence, jeter cet homme en prison, l’humilier, le salir, blesser peut-être les siens, tenter de faire de son nom un objet d’opprobre – et tout cela avec une violence dont il n’est pas certain qu’un non-lieu suffise à effacer la trace. Qui nous protégera de la folie d’un seul, demandais-je à l’époque, face à l’outrecuidance d’un magistrat dont aucun contrepouvoir ne semblait en mesure de tempérer l’ardeur ? La question est tranchée : la justice a fait son travail et, ce faisant, elle a tranché. Mais qui lavera l’affront ? Comment ? Et est-il même possible de laver ce type d’outrage – le plus grave de tous puisqu’il a cru devoir se parer, un moment, de l’autorité de la justice elle-même ? C’est l’autre question : c’est celle, non plus de la responsabilité, mais de l’impunité des juges ; et je vois mal, par-delà le cas de Sarde, comment l’on pourrait, plus longtemps, se dispenser de la poser aussi.

Le Kosovo, tout de même. Le Kosovo, encore. J’ai dit, nous avons tous dit, ce que nous avions à dire sur la légitimité profonde de cette guerre, sur ses buts et, aussi, sur les ruses atroces d’une histoire dont aucun des États alliés n’avait anticipé les tours : les déportations qui continuent, les charniers, les bombardements qui n’en finissent pas et qui n’empêchent visiblement pas les massacres au sol de se poursuivre ; ne sommes-nous pas, toutes proportions gardées, dans l’exacte situation qui est, depuis cinquante ans, le « ça » dont nous répétions qu’il ne devait « plus jamais » revenir ? Tout est dit, donc. Les mots manquent. Sauf peut-être, ce mercredi, dans Le Figaro, ceux de Mgr Tauran, chef de la diplomatie du Saint-Siège, dont la prise de position en faveur – je le cite – du « droit », voire du « devoir » d’ingérence dans les affaires intérieures des États qui « s’abritent derrière le paravent de la souveraineté nationale » pour « commettre des crimes graves » est bien la seule bonne nouvelle de cette semaine sinistre. Puisse cette déclaration courageuse et belle faire réfléchir ceux qui s’interrogent encore sur ce qu’est une guerre juste.


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