Genève. La ville de Voltaire et de Rousseau. De Joyce et de Borges. L’une des villes les plus littéraires, les plus inspirées d’Europe. Et puis, en même temps, une sorte de hall de gare planétaire où l’on peut croiser, à tout moment, les types les moins recommandables : Tarek Aziz au moment de la guerre du Golfe, tel tueur proche-oriental ou, ce matin, dans l’hôtel voisin du mien, le Serbe Karadzic venant apporter sa « réponse » au plan de paix occidental. C’est la face noire de Genève. Mais c’est aussi son côté farce, ou son côté ville vaudeville ; c’est son côté, non plus Borges, mais Feydeau – avec ses fausses fenêtres, ses entrées dérobées, ses chassés-croisés : je venais, l’autre semaine, y retrouver Izetbegovic ; je pourrais y rencontrer tout à l’heure – flânant, comme moi, au bord du lac – Radovan Karadzic et ses tueurs… Genève, ville-refuge. Genève, ville de tous les exils et de toutes les tolérances. Genève ou le seul endroit, au monde, où même un criminel de guerre peut se promener sans être arrêté. Scandaleux, ou rassurant ?

Le cancer de Mitterrand. L’obscénité des media. Le voyeurisme des citoyens. Toute cette comédie de la maladie, cette mise en scène et en spectacle. Il y avait les opérations à cœur ouvert. Voici une opération en place publique. Pas un détail qui nous soit épargné. Pas une misère qui n’ait sa glose, et son nom. Jusqu’au médecin personnel du président, le désormais fameux docteur Gluber, qui est en passe de devenir l’un des personnages clefs de la République et dont on lira bientôt les bulletins de santé avec la même attention que les communiqués du Gouverneur de la Banque de France. Est-ce la personnalité du patient ? La fonction ? L’homme qui détient le code nucléaire et a souverainement pouvoir de mort, serait-il comptable, devant nous, de sa mort propre et de son corps ? C’est ce que l’on dit. C’est ce dont je doute. Car guerre nucléaire pour guerre nucléaire, le risque était autrement plus grand au temps de De Gaulle ou Pompidou – et on les laissa souffrir, guérir ou mourir en paix… Un seul vœu, pour ma part – très simple : celui d’une prompte guérison ; et dans un an, ou davantage, voir revenir le temps des libres conversations d’autrefois – quand il n’était pas président et que nous pouvions être en désaccord sans que ce fût, de ma part, crime d’opinion et lèse-majesté.

Démission d’Alain Carignon. L’événement émeut ceux qui, à Paris, avaient pris l’habitude de voir en lui une sorte de ministre de la culture-bis : l’ami des cinéastes et des écrivains, le défenseur d’Arte et de Fun Radio, l’homme de l’exception culturelle, l’oreille la plus attentive quand il fallait alerter le gouvernement sur la situation des intellectuels algériens ou sur celle de Taslima Nasreen – le ministre que nous sommes allés voir quand il fut question, l’hiver dernier, d’ouvrir entre la Bosnie et la France les fameux corridors de la liberté. Qu’il y ait de la dignité dans son geste, c’est certain. Et rien n’est plus absurde, soit dit en passant, que la comparaison avec un Tapie qui n’a cessé, lui, de ruser avec la justice, de s’en jouer, de courir d’une immunité à l’autre et de concevoir ses mandats comme autant de boucliers. N’empêche. Dignité, justement, oblige. On espère que la justice saura, en l’occurrence, faire diligence – et rendre, lumière faite, le ministre à son ministère.

Autre cas : celui de Laurent Fabius, et de l’interminable affaire du sang. Chacun sait que l’ancien Premier ministre est littéralement innocent de la mort des hémophiles contaminés. Chacun sait qu’il prit, dès qu’il fut saisi du dossier, les décisions qui s’imposaient. Mais peu importe. La rumeur court. Elle s’enfle. Elle semble devoir le poursuivre comme la tache de sang de Lady Macbeth. En sorte que, là aussi, on rêve d’un débat où la vérité serait enfin dite. La vérité ? C’est que l’on confond, dans cette affaire, deux ordres. Celui de la responsabilité politique qui, en effet, ne se divise pas : un ministre est responsable de son cabinet ; et ce principe est à la base de l’éthique républicaine. Celui de la culpabilité personnelle – qui est, en revanche, propre à chacun : un homme n’est coupable, en conscience, que de ce que sa conscience a conçu ; et sauf à transformer l’exigence de justice en recherche du bouc émissaire, on ne peut passer outre ce principe – qui est celui de l’éthique tout court. « Responsable, mais pas coupable » ? Eh oui ! Les mots firent bondir. Mais c’était pourtant, strictement, la formule qui convenait.

Une note gaie pour terminer : le dernier Robbe-Grillet. J’ai lu, sur ce livre, des critiques savantes et graves. J’ai lu des considérations sur l’art de l’autobiographie, ses pièges, ses ruses, le jeu du réel et de l’illusion, l’unité du sujet, ses doubles. Ce qui me frappe, moi, c’est l’infinie cocasserie du récit : les petites lâchetés de Sartre, les mensonges de Duras, la méchanceté de « la duchesse de Beauvoir », les vanités de Claude Simon, le dogmatisme sexuel de Foucault – toute une tranche d’histoire contemporaine, avec l’envers de son décor, sa part d’inavouable et d’ironie, ses lapsus. Cet homme a voulu être pape (du nouveau roman). Le voici qui raconte l’aventure (ces Derniers jours de Corinthe sont le troisième, et dernier tome, de ses Mémoires). Et, comme toujours quand on a fait de sa vie une fiction (et vice-versa), il révèle une irrésistible drôlerie. La sienne. Mais aussi celle de l’époque.


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