La loi Gayssot. Celle qui dit du racisme, et de l’antisémitisme, que ce ne sont pas des « opinions », mais des délits. Ce sont, me rappelle un grand sartrien, les mots mêmes de Sartre dans les Réflexions sur la question juive. Et c’est donc, à la lettre, une loi d’inspiration sartrienne. Serais-je donc, puisque hostile, par principe, à la censure, opposé à cette loi sartrienne ? Serais-je, puisque opposé à l’idée même d’interdire le livre de l’antisémite Renaud Camus, prêt à prendre la tête d’une « croisade » pour l’abolition de la loi Gayssot ? Prendre la tête, sûrement pas – question de goût, de dégoût et, au fond, de désir. Mais demander, avec d’autres, la révision des textes, plaider pour que la guerre à la bêtise ne passe qu’en tout dernier recours par les tribunaux et les juges, souhaiter que soient enfin accessibles, par exemple, les pamphlets antisémites de Céline, oui, sans doute – sans joie, sans enthousiasme, mais sans doute.

Je ne connais pas grand-chose à l’économie. Ni, encore moins, à toutes ces affaires d’OPA, OPE, qui défraient la chronique depuis des mois. Mais enfin… Quand des patrons français, en l’occurrence Jean-Marie Messier et Pierre Lescure, s’ouvrent au vent du large, quand, las de voir la culture et, notamment, le cinéma vivre dans la soumission aux grandes entreprises américaines, ils forcent le destin, inversent l’ordre prescrit des choses et partent à l’assaut d’une des entreprises en question, quand ils contribuent, en d’autres termes, à dépoussiérer le capitalisme national pour lui forger un dessein à l’échelle du monde et quand le « marché » les sanctionne si brutalement, qui a raison ? Eux ou le marché ? L’audace des uns ou la pusillanimité franchouillarde des autres ? Le pari sur une France ouverte, ou l’increvable provincialisme hexagonal ?

De qui, me demande un lecteur, la formule : « Quand j’entends le mot Lévy, je sors mon revolver » ? De Paul Thibaud, ancien directeur de la revue Esprit. Et c’est Marcelin Pleynet, le rédacteur en chef de L’Infini, qui la rapporte dans son Journal. Esprit face à L’Infini : un assez bon partage, finalement. Une des assez bonnes façons de se repérer dans l’espace intellectuel français d’aujourd’hui.

« Les nouveaux bien-pensants », dit Sollers à la une du Monde à propos du décidément interminable feuilleton Renaud Camus. Un des mérites, tout de même, de l’affaire : nous rappeler qui est qui, qui pense quoi, et où précisément se tient chacun – une espèce de revue de détail, ou de répétition générale, qui permet à chacun de se mettre au clair avec ses propres réflexes. Dans le cas de Sollers, depuis que je le connais – vingt-cinq ans ! –, le même antifascisme de principe.

Le très beau livre de Stéphane Zagdanski (Pauvre de Gaulle, Pauvert). Injuste, certes. Souvent faux. Parfois odieux. Mais très beau. Éminemment risqué. Avec cette façon de mettre le doigt sur le point aveugle de la politique française depuis soixante ans : de Gaulle et Pétain, la « sourde estime » du premier pour le second, ses textes si troublants sur le « douloureux courage » de ceux qui, comme Joseph Darnand, se laissèrent séduire par « ce que le national-socialisme pouvait avoir de doctrinal » – la proximité si étrange entre deux visions de la France puisées, dit Zagdanski, aux sources mêmes du barrésisme et du maurrassisme. Pourquoi cet acharnement, demande-t-il, à dire de Vichy qu’il fut « nul et non avenu » ? Pourquoi cette volonté de faire comme s’il n’avait pas été et, selon la formule célèbre, de le rayer donc de notre Histoire ? Peut-être, répond-il, à cause de ces valeurs partagées. Peut-être à cause de cette idée puisée, cette fois, chez Péguy d’une « double mystique » – la « mystique (c’est de Gaulle qui parle, le 4 mai 1943, à la radio) de la croix de Lorraine » et celle du « vieux maréchal ». Tout le mystère, évidemment, est là. Comment l’affinité idéologique a pu programmer des politiques aussi profondément adverses, comment, à partir des mêmes barrésisme, maurrassisme, péguyisme, etc., l’un a pu conclure qu’il fallait se soumettre et l’autre qu’il convenait de se battre, comment et pourquoi, autrement dit, naissent, dans une âme et un corps, les justes réflexes, c’est ce que Zagdanski se refuse à expliquer ; c’est ce dont, compte tenu de son parti pris, il est incapable de rendre compte ; et c’est la raison pour laquelle l’admirateur que je suis de l’homme du 18 Juin et de son geste trouve ce livre, quoique beau, « injuste, souvent faux, et parfois odieux »…

À lire, parallèlement à celui de Zagdanski, le livre de Guillaume Piketty, Pierre Brossolette, un héros de la Résistance (Odile Jacob). Où l’on voit ce que le gaullisme a pu signifier – courage, esprit de révolte – aux yeux d’un jeune antifasciste de 1941. Et où l’on voit les limites de toutes les explications en termes d’idéologie – fût-elle « française »… — lorsque l’on est confronté à l’énigme d’une résistance concrète. Au-delà de l’idéologie ? Le réflexe, et encore le réflexe.


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