Les commandos de fous de Dieu qui viennent d’ensanglanter le Maroc auraient pu cibler, comme à Bali, une boîte de nuit ou un « Club Med ». Ils auraient pu, comme à Riyad, viser un quartier réservé aux expatriés. Ils auraient pu frapper Marrakech, Agadir, Tanger, ces lieux de mélange des cultures où l’univers de l’Islam se conjugue à celui de l’Occident et qui sont donc, à leurs yeux, le propre séjour du Diable. Or ils ont choisi Casablanca. Ils ont jeté leur dévolu sur l’une des villes du pays les moins fréquentées par les étrangers. Ils ont visé un symbole, non de la supposée dépravation occidentale, mais de la réalité marocaine de tous les jours. Une Casa de España, certes, mais qui n’avait d’espagnol que le nom… Le cimetière juif de la ville, d’accord – mais telle est l’histoire de la communauté juive marocaine, tel est son enracinement millénaire dans la mémoire du royaume chérifien, qu’il était, ce cimetière, marocain autant que juif… Toutes les hypothèses sont possibles, bien entendu. Et peut-être découvrira-t-on que cet enchaînement d’attentats était un leurre, une sorte de nuage d’encre derrière lequel se préparait une opération de plus grande envergure encore. Mais enfin le fait est là. Ce sont des Marocains qui ont été visés. Ce sont des Marocains qui ont été tués. Comme si les maîtres d’Al-Qaeda avaient commencé d’opérer un infléchissement stratégique décisif. Comme s’ils avaient décidé de porter le fer dans la chair, non plus des Infidèles, mais des Arabes apostats. La vraie « guerre de civilisations » : celle qui, à l’intérieur de l’islam, oppose les modérés et les fous d’Allah.

Il n’y a pas de parade, dit-on, contre les attentats suicide. Eh bien, toutes proportions gardées, il y a un autre type d’attaque contre laquelle on ne peut rien : c’est l’attaque par la rumeur. Ainsi de ce qu’il est déjà convenu d’appeler l’« affaire Baudis ». Ainsi de l’hallucinant, absurde, innommable procès en sorcellerie que d’aucuns semblent vouloir instruire contre l’ancien maire de Toulouse. La mécanique est toujours la même. Une prostituée qui, probablement manipulée, glisse le nom d’un producteur de cinéma, d’un acteur américain célèbre ou, aujourd’hui, du président du CSA. Des témoignages de première main, évidemment invérifiables, et d’autant plus croustillants que l’horreur de ce qu’ils rapportent ne cadre pas avec l’image publique du personnage. Des fuites. Des confidences chuchotées, « off the record ». Un récit, d’abord rocambolesque, puis qui, au fil des semaines, et en vertu de l’immonde « pas de fumée sans feu », prend un peu plus d’épaisseur. L’intéressé, alors, peut protester. Il peut se fâcher, prendre les devants, se résoudre à « crever l’abcès » et « tordre le cou à la calomnie ». Il peut ouvrir ses agendas, expliquer que sa vie est transparente et qu’il passait ses soirées, pendant la période incriminée, avec sa femme et ses enfants. Il peut aller à la télé. Donner des interviews. Il peut jurer ses grands dieux qu’il est victime d’une machination, d’un règlement de comptes, d’une tentative de déstabilisation dont il désigne les responsables. Le simple fait de parler accrédite déjà la rumeur. L’acharnement même à démonter le piège contribue à l’y précipiter. Comme il est maladroit, se dit-on ! Comme il se défend mal ! Mais c’est qu’il n’y a, en vérité, pas de défense possible contre ce type d’attaque. Le seul antidote à la rumeur, c’est le silence.

Fallait-il, si peu de temps après sa mort, publier cette biographie de Françoise Giroud ? Et a-t-on le droit, sous prétexte d’inventaire et de vérité, de livrer à un public avide, là aussi, de rumeur et de scandale tel ou tel inavouable pan de vie ? J’avoue que j’ai, depuis qu’est sorti le livre de Christine Ockrent, le plus grand mal à me décider. Tantôt je me dis que Françoise avait bien droit, elle aussi, à son petit tas de secrets et je déteste cette façon de fouiller dans une vie comme dans un sac. Tantôt je me reproche, en m’exprimant ainsi, de laisser parler mon seul attachement et m’objecte à moi-même que la fidélité à une amie défunte ne peut pas exiger de chacun un comportement de gardien du temple – un personnage de cette stature n’aurait- il pas eu, un jour ou l’autre, de toute façon, son biographe ? et Françoise ne savait-elle pas ce qu’elle faisait en désignant elle-même, de son vivant, cette jeune et talentueuse consœur ? Bref, je ne parviens pas à prendre parti quant au droit que l’on avait de révéler, notamment, le terrible épisode des lettres anonymes. En sorte que, de cette biographie froide, sans vraie tendresse ni concession, mais sans animosité non plus, je préfère retenir, à tout prendre, les chapitres forts, documentés, et qui font gloire à la Françoise que tant de Français ont admirée : l’immense journaliste, l’amie du genre humain, les combats militants de la fin, la mère orpheline et souffrante, l’amoureuse, la première ministre de la Condition féminine, l’époque mendésiste, le courage pendant la guerre d’Algérie – sans parler de l’épisode fameux de cette médaille de la Résistance qu’on lui a si férocement contestée et dont Ockrent suggère que, pour finir, elle l’a effectivement reçue. Justice pour Giroud. Françoise, cette femme-siècle – ma douce, ma belle, mon éternelle amie.


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