Georges Canguilhem fut, à l’École normale, le condisciple de Sartre, Aron et Nizan. Il fut, vingt ans plus tard, l’ami de Jean Cavaillès et son compagnon dans la Résistance. Il fut, plus tard encore, l’un des inspirateurs de Louis Althusser, puis de Michel Foucault. Il fut ce « maître de vérité » qui, dans les années soixante, initia une génération – celle des Cahiers pour l’analyse et des « maos » – aux exigences de la rigueur. Bref, l’auteur de la Connaissance de la vie, ce médecin devenu historien des sciences et épistémologue, aura été l’une des figures clés de l’histoire des idées contemporaines. Or voici qu’il disparaît et son nom, je m’en aperçois, n’est plus connu que d’une poignée de nostalgiques et de curieux. Est-ce nous qui avons vieilli ? L’époque ? Ou est-ce le destin de ce type d’hommes d’influencer leur temps, d’innerver ses systèmes de pensée et de replonger, leur œuvre faite, dans un quasi-anonymat ? Hier, Kojève. Avant-hier Groethuysen. Aujourd’hui Canguilhem. Mystère de ces intercesseurs discrets. Magie de ces passeurs silencieux. L’intelligentsia et ses clercs obscurs.
Dominique de Roux est mort, lui, il y a presque vingt ans. Tout, ou presque, nous séparait. Mais nous nous étions connus en 1974, à Lisbonne, dans les désordres de la révolution des œillets et nous étions devenus amis. Je le revois, le premier soir, dans sa suite déglinguée de l’hôtel Avenida Palace, avec son œil sombre, sa voix sèche, et ces cheveux très noirs, drôlement ramenés sur le devant, qui lui donnaient l’air d’un général d’Empire. Je le revois, un peu plus tard, dans un bouge du Bairro Alto, en train d’expliquer les Écrits militaires de Trotski à Otelo de Carvalho, le leader ultragauchiste du mouvement des capitaines. Je le réentends, une autre nuit, lui, l’anarchiste de droite, l’amoureux de Céline et Gombrowicz, scander, poing levé, mêlé à la foule immense qui, à la lueur de milliers de bougies, montait vers le palais présidentiel de Belem, « poblo unido jamas sera vincido ». Que diable faisait-il là ? Que cherche-t-on – que fuit-on – quand on interrompt ainsi une œuvre pour se mêler aux tumultes de son temps ? Si j’évoque aujourd’hui son nom, c’est que la Table ronde réédite Immédiatement et que l’on y retrouve, à défaut de la réponse à ces questions, la voix d’un écrivain-né qui fut aussi un aventurier. Portrait de l’aventurier. Relire Dominique de Roux.
Un autre aventurier : Régis Debray. Je tombe, dans Les masques, un de ses anciens livres, sur ce superbe éloge de Venise : « Je ne vois pas quelle cause peut valoir, aujourd’hui ou demain, qu’on prenne pour sa défense le risque de voir Venise engloutie, bombardée, atomisée. » Debray, visiblement, a changé. C’est son droit. Mais pourquoi ne pas s’en expliquer ? Pourquoi ne pas raconter par quel cheminement littéraire, politique, peut-être personnel ou sentimental, l’homme qui écrivait, il y a cinq ans, que « la politique doit céder la place à la Vierge blanche de la Salute » peut jeter aujourd’hui ladite Vierge blanche, avec Baudelaire et quelques autres, aux oubliettes du « mauvais goût » ? J’ai tendance à penser que changer d’avis sur Venise n’est pas moins décisif que de varier sur Marx, Castro ou Mitterrand.
Claude Simon a quatre-vingts ans passés. C’est l’un de nos « grands silencieux ». Et on compte sur les doigts d’une main les occasions qu’il aura trouvées, dans sa vie, de sortir de sa réserve pour s’engager politiquement. Il y a eu la guerre d’Espagne, dès 36. Vichy et la Résistance. L’Algérie avec, notamment, le Manifeste des 121. Et puis il y a, tout à coup, dans une lettre ouverte adressée, par le truchement du Monde, à Kenzaburo Oe, autre prix Nobel, mais japonais, une défense et illustration des essais nucléaires français. Les essais comme l’Espagne ou l’Algérie ? Bien sûr que non. Mais que ce taciturne, cet homme qui ne signe rien et s’applique, depuis trente ans, à rester à l’écart de la bousculade, brise le silence à ce propos devrait au moins faire réfléchir ceux qui ne veulent voir dans cette affaire qu’une querelle d’un autre âge, périmée par la fin de la guerre froide. Les écrivains comme des boussoles.
Les Bosniaques – alliés aux Croates – reprennent une partie du terrain conquis par les Serbes et cela suffit pour que l’on nous décrive les colonnes de réfugiés « jetées » – sic – sur les « routes de l’exil » et victimes, à leur tour, d’une guerre proprement « insensée ». Faut-il expliquer à MM. Kahn, de La Gorce et consorts ce qui distingue une reconquête d’une conquête ? une libération d’une occupation ? faut-il leur rappeler que ces terres n’ont jamais été des terres serbes que par la force de l’épuration ethnique ? Qu’il y ait, dans les colonnes de fuyards qui convergent vers Banja Luka, des civils, et des innocents, c’est l’évidence. Que, dans les villes libérées, ces Serbes soient également chez eux, au même titre que les catholiques et les musulmans, cela va sans dire et il faudra, au demeurant, que les autorités de Sarajevo le disent. Mais la désinformation commence quand on nous présente comme une « purification ethnique à l’envers » ce qui n’est, pour l’heure, que la défaite des milices fascistes. Frivolité du commentaire. Confusionnisme généralisé.
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