Il y a deux façons de faire, comme on dit, « le jeu » de Jean-Marie Le Pen. L’une : céder à la pression, donner le spectacle d’un État affaibli, insoucieux de se faire respecter, velléitaire, inconstant. L’autre, plus pernicieuse : entériner le discours lepéniste, consentir à ce qu’il mène le bal et dicte à la vie politique ses obsessions, son calendrier, ses lapsus. Voyez l’étrange silence du Front national dans cette affaire des sans-papiers. Pourquoi parlerait-il quand d’autres le font à sa place ? quel intérêt à s’exprimer quand tant ses postulats que sa sémantique deviennent monnaie courante ? Et n’a-t-il pas déjà gagné quand on voit une affaire de simple police devenir affaire d’État – et, au sommet de l’État, un ministre perdre son sang-froid et traiter de « braillards » des grévistes de la faim qui, à tort ou à raison, risquent leur vie pour rester en France ?
L’autre victoire de Le Pen et du néo-populisme qui s’installe, c’est l’image de M. Hue au premier rang, avec Alain Krivine et quelques autres, des manifestations de solidarité avec ces sans-papiers ; c’est le spectacle de toutes ces organisations acceptant, Parti socialiste en tête, de se reconnaître, comme au bon vieux temps, dans un texte rédigé par des apparatchiks du PCF ; bref, c’est le grand bond en arrière qui fait que la gauche française peut se retrouver, l’espace d’une saison, autour d’un quarteron de « has been » requinqués pour l’occasion. Une droite dure, d’un côté, courant derrière ses démons. Une gauche morte, de l’autre, rassemblée autour de ses spectres. C’est le double visage politique de la France en cette période de prérentrée. C’est l’image, espérons-le fugitive, d’un double cauchemar entrevu.
D’ailleurs, écoutez-les. Écoutez M. Debré d’un côté, MM. Krivine et Hue de l’autre. Le premier : « les sans-papiers ne sont que l’aile avancée d’une horde de polygames et délinquants – régularisons leur statut et c’est toute la misère du monde qui viendra déferler après eux ». Les seconds : « ils sont l’âme d’un monde sans âme, l’avant-garde des damnés de la terre – laissons entrer non seulement ceux-là mais tous ceux qui leur ressemblent, dont ils sont les porte-parole, et qui, pour notre salut, suivront ». Le discours est identique. L’irresponsabilité, rigoureusement symétrique. Et c’est à ces deux versions de la même chimère – trois cents irréguliers frayant la voie à trois cent mille autres – que la raison oblige à répondre.
Ce que veulent ces sans-papiers, en fait ? Ce qu’ils sont ? Certainement pas des clandestins : les clandestins se cachent – eux manifestent au grand jour. Pas davantage des politiques : nulle trace, dans leur attitude, de je ne sais quelle volonté d’embarrasser un ministre, de déstabiliser un régime. Encore moins les représentants de ces centaines de milliers d’immigrés auxquels on ouvrirait automatiquement la porte en les admettant au séjour en France : « nous sommes des sujets, disent-ils ; chacun de nous est un sujet ; et ce qu’ont en commun ces sujets, c’est un certain rapport à des lois – les lois dites Pasqua – dont nous nous estimons victimes ». Car voilà bien l’essentiel, voilà ce dont ils témoignent : le souci d’une loi dont chacun sait qu’elle est absurde, souvent inapplicable, et dont ils ne réclament rien d’autre que l’amendement démocratique.
Prétention démesurée ? insupportable ? et un tel souci ne relève-t-il pas d’une « stratégie » visant, comme dit le ministre de l’Intérieur, « à faire disparaître les lois de la République » ? Ne réagiront ainsi que ceux qui ignorent ce qu’est justement une loi de la République, d’où elle vient, de quoi elle est faite et dans quel type d’historicité elle vient traditionnellement s’inscrire. Elles ne sont pas d’un bloc, ces lois.
Elles ne tombent pas du ciel. Elles sont, elles ont toujours été, aussi, le fruit des mouvements de la société, de ses déchirements, de ses conflits. Méconnaître cela, s’en étonner, s’indigner de ce que quelques centaines d’étrangers et les Français qui les appuient en appellent à la réforme d’un texte législatif, c’est méconnaître l’esprit des lois, leur origine toujours et éternellement remise en jeu – c’est opposer à la loi vivante des démocraties la loi morte de l’État policier.
Si l’on ne risque pas, en négociant, d’adresser au monde un « signal » que chacun interpréterait comme un terrible aveu de faiblesse ? Oui si cette négociation devait prendre la forme d’une pure capitulation. Non si elle est l’occasion d’une vraie réflexion sur la loi et si, dans la même foulée, commence de se mettre en place cette politique de l’immigration dont tous les régimes, depuis vingt-cinq ans, ont cru pouvoir faire l’économie et dont l’un des premiers signes serait la chasse à ces autres clandestins – les plus dangereux de tous – que sont les pourvoyeurs de travail au noir et autres passeurs de sans-papiers. Où est la vraie menace au demeurant, où est le vrai risque de la contagion : dans une négociation maîtrisée, menée au cas par cas et marquée par le double souci de l’humanité et du droit – ou dans la multiplication sauvage, à travers l’ensemble du pays, et dans un climat de fièvre propice à tous les débordements, de mouvements du type de celui de l’église Saint-Bernard à Paris ?
Un dernier mot. Rien ne serait plus regrettable que de voir l’État se défausser de ces tâches en les confiant, comme cela se murmure, à telle ou telle instance « modératrice » ou « médiatrice ». Il n’y a qu’un médiateur en démocratie – et c’est l’État lui-même. Toute autre solution paraîtrait, pour le coup, humiliante pour la République et ruineuse pour ses institutions.
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