La littérature « témoin de son temps » ? Tellement plus juste, la définition de Walter Benjamin : pas témoin, non, mais génitrice, instauratrice – origine, quand elle paraît, de ses propres présent, passé, futur, donc de son temps. Un écrivain ne dit pas son temps, il l’invente.

Un lecteur, à propos de Jünger et de ce que j’écrivais, voilà quelques semaines, de son protofascisme de jeunesse : « bien sûr, Jünger était antisémite ; mais, à l’époque, tout le monde l’était ». Et alors ? Être un salaud quand tout le monde l’est et ne l’être plus quand nul ne l’est plus, n’est-ce pas ajouter la veulerie à l’infamie, l’opportunisme au crime, le manque de caractère à la saloperie ?

« L’espérance est passée au-dessus d’eux comme une étoile filante », écrit Goethe des amants maudits des Affinités électives. Ainsi du peuple corse assommé par ce nouveau meurtre qui éloigne encore un peu plus le si fragile espoir qu’incarnait le processus de paix de Matignon. Mais en même temps, quoi ? Quelle autre solution que ce processus ? Et, sauf à vouloir flinguer Jospin après avoir tué Santoni, sauf à tirer parti du malheur corse pour nourrir querelles et ambitions politiciennes, peut-on sérieusement soutenir que la réponse à ceux qui veulent briser le dialogue c’est de… briser le dialogue ? peut-on, comme Chevènement, Pasqua, consorts, envoyer le peuple corse, dans son ensemble, à la nuit où voudraient le précipiter les tenants de la politique de la kalachnikov ?

Cette vieille affaire d’« élection » qui empoisonne depuis des siècles la discussion sur le judaïsme – aujourd’hui encore, dans un colloque à l’université du Caire, ces intellectuels musulmans qui veulent y voir un habillage théologique de l’ubris israélienne. A tous ceux-là il faudrait pouvoir répondre ce que Franz Rosenzweig répondait aux hégéliens de son époque : « peuple élu » n’a jamais voulu dire peuple supérieur ; l’idée biblique d’« élection » n’a jamais été un privilège accordé, dans l’Histoire, à ce peuple-ci plutôt qu’à cet autre ; ce que ce concept désigne n’a, au demeurant, rien à faire du tout avec l’Histoire puisqu’il s’agit, au contraire, du statut métahistorique du peuple juif et de ce qui l’oppose, métaphysiquement, à l’existence historique des nations ; tous les peuples, chez Hegel, sont élus ; tous voient, ont vu ou verront un jour la « volonté de Dieu », ou l’« Esprit », se réaliser à travers eux – sauf, justement, le peuple juif.

Comme chaque année, à la même saison, une livraison de Lacan au programme de la rentrée littéraire. Lire Lacan ? Le relire ? Et ce, en passant outre à cette fameuse obscurité qui en a, depuis trente ans, découragé plus d’un ? Bien sûr. Plus que jamais. L’obscurité d’un grand penseur ou d’un écrivain n’est, après tout, qu’une façon de protéger son texte. L’usage de mots rares, de sémantèmes inhabituels, de tours syntaxiques inattendus n’est jamais – cf. Mallarmé – qu’un moyen de dérouter le lecteur, de casser ses automatismes d’intelligence et de lecture, bref de le contraindre à écouter. Vertus de l’obscurité. Danger de la grande clarté. Lire Lacan, donc.

Je ne parviens pas à comprendre pourquoi l’idée de « séparation unilatérale » avec les Palestiniens a tant de mal à faire son chemin, tant en Israël qu’aux États-Unis et en Europe. Car enfin, les choses étant ce qu’elles sont et le rêve d’une convivialité heureuse entre les deux peuples s’étant éloigné pour une durée que nul n’est en mesure d’évaluer, ce serait, sinon la solution (il n’y a pas de solution miracle), du moins la formule qui, aujourd’hui, permettrait de résoudre le maximum de problèmes en même temps (la sécurité d’Israël, l’évacuation des colonies de peuplement, un Etat pour les Palestiniens et, entre les deux Etats, une frontière claire, nette, qu’il appartiendrait à Tsahal de défendre comme, partout ailleurs dans le monde, se défendent les frontières disputées). J’y reviendrai.

Un romancier, dit-on, ne devrait parler que de lui-même. Ou encore : en littérature, soit c’est soi, soit c’est du faux, du bluff, de la haute littérature, de la littérature littératureuse, genreuse, prétentieuse, endimanchée, illisible. D’accord. Mais une question tout de même. Un écrivain est-il toujours si bien placé que cela pour savoir ce qu’il vit et comment il le vit ? Son idée fixe, son secret, sa manie essentielle, maladive même si elle est joyeuse, compulsive même si on la croit tapie dans les replis du texte, ne lui sont-ils pas plus obscurs encore qu’à quiconque ? Houellebecq, par exemple. Je pense, évidemment, à Houellebecq dont le livre sera l’un des événements de cette rentrée. Le plus intéressant, dans ce livre, et contrairement à ce que croit sans doute l’auteur, ce n’est pas la confession, mais l’aveu, presque les lapsus. Mais, là aussi, j’y reviendrai.


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