Kasparov vainqueur de l’ordinateur. On peut toujours dire, bien entendu : « victoire de l’homme sur la machine ; jamais une machine n’abolira la pensée, la raison de l’animal humain ». Mais on peut dire aussi – et ce sera le cas, me semble-t-il, de tous les vrais joueurs d’échecs : « Les échecs ne sont pas affaire de pure pensée, mais d’émotion, de passion, d’irrationalité, bref d’affect – et c’est cette part d’affect qu’aucun ordinateur au monde ne viendra jamais reproduire. » La machine raisonne, oui. Mais les échecs ne sont pas raisonnables.
L’Église a pris son temps pour recommander, face au sida, l’usage du préservatif ? Sans doute. Mais elle l’a fait. Elle a, non sans courage, choisi l’accommodement avec le siècle contre la rigidité du dogme. Et puis, soyons sérieux : qu’est-ce que « le temps » pour une Église qui garde l’œil fixé, en amont, sur le mystère du péché originel et, en aval, sur la rédemption et son inassignable épiphanie ? La voici, la grande institution qui, par nature et vocation, laisse le temps au temps.
Qu’est-ce qui gouverne le monde – les passions ou les idées ? Impression ce matin, en ouvrant les journaux, que la plupart des politiques n’ont ni les unes ni les autres – mais, à leur place, ces mixtes, ces hybrides, que l’on appelle des « opinions ». Le triomphe de ces opinions sur les idées et les passions : la définition même, chez Platon, de la démagogie et de son règne.
Sida, toujours. Une amie, après mon « Sept sur sept » : « C’est bien de se mobiliser contre le fléau ; et bravo à Line Renaud pour son infatigable et généreux combat ; mais quid, pendant ce temps, du cancer ? n’en mérite-t-il pas au moins autant ? et le tapage fait d’un côté ne risque-t-il pas d’étouffer l’humble voix de ceux qui luttent, et cherchent, sur l’autre front ? » Elle a raison.
Monsieur Juppé, depuis Moscou, nous fait savoir qu’il est bien aise d’échapper aux miasmes du microcosme. Aurait-il oublié l’usage républicain qui veut qu’un ministre en déplacement à l’étranger s’interdise, par principe, de porter sur son pays quelque jugement négatif que ce soit ? Et que penser, surtout, de ce jugement lorsqu’on l’entend prononcer dans une ville dont le moins que l’on puisse dire est que les miasmes, mafieux et autres, sont autrement pestilentiels que ceux qui envahissent notre capitale bien-aimée ? M. Juppé est fatigué.
Salman Rushdie à Paris. Reçu par Philippe Douste-Blazy comme il l’avait été par Jack Lang. La vraie continuité républicaine. La vraie patrie des droits de l’homme telle que nous la chérissons. Le pays de la culture et de l’esprit, ouvert à tous les écrivains, même et surtout persécutés. Dans ce geste tranquille, presque banal, d’un ministre qui accueille l’auteur – proscrit – d’un très grand roman contemporain, il y a déjà comme un défi à l’intégrisme et à ses tueurs.
Monsieur Pons, ministre des Transports, n’a pas eu, lui, cette audace ou n’a pas trouvé les cinq minutes qui lui auraient permis, dans quelques jours, quand il arrivera à Téhéran, de dire aux ayatollahs : « la main que vous serrez et qui paraphera, demain, de bon et fructueux contrats a serré celle de Salman Rushdie ». C’est dommage. C’est un peu triste. Encore que l’on me souffle, à l’instant où je livre ce bloc-notes, que le même M. Pons compte prononcer, en Iran, le nom de l’écrivain martyr. Attendons.
Stockhausen : « pas de chef-d’œuvre sans défaut ». Vrai des deux ou trois beaux livres lus, ou relus, cette année – et, cette semaine encore, de ce mythique Démon de l’absolu que nous attendions depuis cinquante ans et que publie enfin La Pléiade dans le tome II des œuvres complètes de Malraux. Bonheur de la lecture. Enchantement de la découverte.
Le démon de l’absolu, oui. Cette semi-biographie de Lawrence par Malraux. Cet hétéroportrait, à travers le visage de l’auteur des Sept piliers. Histoire et légende… Palimpseste somptueux… J’y reviendrai, bien entendu. Mais, d’ores et déjà, ce détail : les longues citations du grand aventurier dont on s’aperçoit vite, pour peu que l’on revienne au texte, que ce sont des bribes de phrases – mais émiettées, recomposées et, en quelque sorte, agglomérées pour échapper à leur orbite ancienne, trouver une autre gravitation et se couler dans un moule qui est devenu celui de Malraux. Un grand écrivain ne « cite », évidemment, jamais.
Compromis politique à Alger et venue au pouvoir de quelques religieux dits « modérés » ? C’est, me dit une amie journaliste, l’une des tentations possibles de Zeroual. Mon sentiment (et le sien) : on ne transige pas avec le fascisme ; et l’intégrisme est un fascisme vert.
Hervé Bazin est mort et, de cet écrivain prolifique, les grands médias ne retiennent, à l’heure des comptes et de l’hommage, que ce Vipère au poing écrit il y a cinquante ans. Miracle et malédiction d’être l’auteur de ce type particulier de livre que l’on appelle un « livre culte ». N’aurait-on donné que cela – que le nom resterait gravé, à jamais, dans les tables de l’histoire littéraire. Passe-t-on sa vie au contraire (et ce fut, à l’évidence, le cas de Bazin) à continuer son travail d’écrivain – et le reste de l’œuvre sera comme éclipsé par ce premier coup d’archet.
Publication, chez Gallimard, de l’Itinéraire de Paz. La ruse suprême d’un écrivain : faire comme s’il était mort – et, déjà, parler d’outre-tombe.
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