Jospin présente ses regrets à l’opposition après son dérapage de la semaine dernière sur l’affaire Dreyfus. Le geste est sans précédent. Il est d’une honnêteté – d’une humilité ? – trop rare pour ne pas être soulignée. Ayant été, moi-même, au premier rang de ceux qui interpellaient le Premier ministre, ayant dit, ici même, qu’il se « grandirait » en s’excusant, j’aurais mauvaise grâce, aujourd’hui, à ne pas saluer son attitude. Irruption de l’élégance en politique. Il devait y avoir un parfum presque « britannique », ce jour-là, dans l’enceinte du Palais-Bourbon.

Autre geste d’homme d’État, le même jour, dans le même discours : celui qui concerne le mouvement des chômeurs. On attendait un démagogue. Ou, en tout cas, un politique. On attendait un malin qui, vu les échéances électorales, céderait sans le dire, promettrait sans tenir, bref, glisserait, pour mieux l’endiguer, sur la vague d’une révolte emblématique du « peuple de gauche ». Au lieu de quoi, le cap maintenu. La fermeté d’une éthique. Un drôle de type qui, au risque de décevoir, voire de désespérer ses Billancourt, s’arc-boute sur quelques idées simples et vient, en gros, nous dire : si légitime que soit ce mouvement de protestation des fins-de-droits, si forte leur détresse, si grande l’injustice qui leur est faite, on ne peut céder à des mots d’ordre qui, s’ils étaient satisfaits, ne feraient que retarder l’Europe et, aggraver la souffrance sociale. Homme à principes. Homme de rigueur et de cohérence. Jusque-là, cette rigueur passait pour de la raideur. La voilà qui, tout à coup, ressemble à du courage.

Différence entre un homme politique et un homme d’État ? Nous y sommes. Le premier flatte les siens ; il cajole sa majorité « plurielle » ; il résiste à ses adversaires, mais n’en finit pas de céder à ceux qui l’ont élu et, peut-être, le rééliront. Le second : c’est aux siens, d’abord, qu’il résiste ; c’est à son propre camp que, s’il le faut, il s’oppose ; ce sont « les siens », bien sûr ; c’est « son camp » ; mais que, de ce camp, montent des voix qui, à tort ou non, lui semblent s’égarer, que la déraison s’empare des âmes et que des démagogues accourent pour flatter leurs emportements, et c’est à eux donc qu’il viendra dire : « vous ne m’avez pas élu pour cela ; ce n’est pas sur ce contrat que je me suis, voilà sept mois, présenté devant le peuple ; je m’en tiens à ce contrat – dussé-je, ce faisant, déplaire, décevoir et le payer, peut-être, lors de nos prochains rendez-vous ». M. Jospin serait-il un « homme d’État » ?

Autre différence. L’homme politique commence toujours par dire « oui », tout de suite, par principe, presque sans réfléchir : quitte ensuite, moderne Pénélope, à contredire ce qu’il a dit, défaire ce qu’il a fait – quitte, dans sa logique du soir, à délier l’intrigue ourdie dans la logique du jour. L’homme d’État fait l’inverse. Il commence, s’il doit dire « non », par dire « non ». Il commence par résister, quand il le faut, aux élans d’une société dont il juge, à tort ou à raison toujours, qu’elle ne mesure pas la portée de sa volonté. Et c’est ensuite, et ensuite seulement, qu’il aménage ce non, l’amende dans les limites de la raison, rectifie, selon la sagesse du cœur, ce que cette simple raison pouvait avoir d’insupportable. Politiquement, c’est l’attitude la plus périlleuse. Mais c’est, à nouveau, la plus digne. C’est la plus respectable. C’est la seule qui, surtout, et en l’occurrence, soit à la mesure de ce que le mouvement des chômeurs a, lui aussi, de plus respectable. Révolte juste. Profondément, politiquement, juste. Ce n’est pas en entretenant l’illusion, ou le mensonge, qu’on lui rendrait justice.

Jospin, encore. Le plus audacieux, dans son discours, c’est ce qui concerne non les minima, mais le principe même d’une société où le non-travail serait rétribué à l’égal, ou presque, du travail. Absurdité, dit-il. Risque de délitement du corps social. Début d’un bouleversement sans pareil de ce qui fait lien entre les hommes. Ce que le Premier ministre a compris, oui, ce qu’il a rappelé aux tenants modernes de « l’horreur économique », c’est que le citoyen est aussi un producteur, un travailleur, bref un homo economicus qui tire de cette situation même une part de son identité. Un monde où le sujet se réaliserait en dehors de toute sociabilité ? C’était le rêve des utopistes des années 60 : Gorz, Illich. C’est encore, aujourd’hui, l’illusion de tel ou tel tribun juché sur le malheur social. Il fallait du culot pour se dresser contre cette chimère et venir dire à des hommes et des femmes que cette société brise : « le travail est, jusqu’à nouvel ordre, l’atome de toute société ». Il l’a fait. Il a accepté, au grand affolement de ses conseillers électoraux, d’endosser le rôle du rabat-joie diseur de vérité. Pour cela aussi, il mérite le respect.

L’opposition, enfin. Se trouvera-t-il, dans ses rangs, un responsable pour saluer ce parler-vrai ? S’en trouvera-t-il un pour nous dire, par-delà l’inertie des clivages et des querelles, que cette position est la seule que pouvait décemment prendre un Premier ministre en exercice ? Y aura-t-il assez d’esprits libres pour, du côté de chez MM. Séguin et Bayrou, résister systématiquement aux réflexes pavloviens de leur propre camp et dire à leur adversaire : « tant pis pour vos écolos ! oubliez vos communistes ! il y a, à l’Assemblée, une majorité de cœur et d’idées pour appuyer une politique qui, sans duperie, ferait de la lutte à long terme contre le chômage la priorité des priorités ! ». Ce serait le meilleur service à rendre à trois millions d’hommes et de femmes qui n’en peuvent plus d’être les otages d’affrontements politiciens. Ce serait aussi, pour le coup, la vraie fin de l’exception française.


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