Absurde, lamentable, folle, l’accusation d’antisémitisme lancée par un journal israélien à l’encontre de Jacques Chirac et flambant comme de l’étoupe, vingt-quatre heures durant, dans la presse internationale. Ce que l’on a reproché au président français ? De s’être opposé à l’intégration, dans le communiqué final de la dernière réunion du Conseil européen, d’une phrase condamnant le dérapage antisémite du Premier ministre de Malaisie, Mahathir Mohamad, qui venait de déclarer, à la tribune de l’Organisation de la Conférence islamique, que « les juifs règnent sur le monde par procuration ». L’affaire est bien obscure. Mais, outre que l’on ne comprend pas très bien en quoi la condamnation des propos tenus sur cette tribune-ci était nécessairement du ressort de cette enceinte-là, il apparaît : 1. qu’aucun des diplomates présents n’a le moindre souvenir de cette tentative française de bloquer une motion de condamnation ; 2. que la condamnation a bel et bien eu lieu, un peu plus tard, au nom de tous, par la bouche du président en exercice de l’Union, le chef du gouvernement italien ; 3. que l’on peut faire tous les reproches que l’on veut au premier président de la République française à avoir solennellement affirmé la responsabilité de l’Etat français dans Vichy et ses déportations de juifs mais, de grâce, pas celui-là, pas lui et pas ce procès-là ; 4. que le vrai, le seul, scandale, l’affaire d’Etat internationale, celle qui aurait dû provoquer un tollé là même où elle advint, c’est le fait qu’un Premier ministre musulman puisse se laisser aller ainsi, publiquement, à proférer de telles infamies. Les juifs maîtres secrets du monde ? On attendait la réaction de Chirac et de l’Europe : on l’a eue. On attend celle de tous les esprits libres, en Malaisie et dans le reste du monde musulman : elle tarde à venir.

Beaucoup moins clair, en revanche, et à propos, toujours, d’antisémitisme, le débat nauséabond en train de s’instaurer autour de ce qui devient l’affaire Tariq Ramadan et dont j’aurais préféré, franchement, ne pas avoir à reparler. C’est comme au moment de Renaud Camus. On avait là un type qui comptait les juifs présents sur l’antenne de France Culture et qui trouvait, en gros, qu’il y en avait trop. Cela devenait : « Renaud Camus accusé d’antisémitisme », ou « débat autour de l’antisémitisme de Monsieur Camus » – sentiment, en un mot, que l’antisémitisme était une chose obscure, mystérieuse, aux signes indécidables et qu’il fallait toute une discussion savante pour trancher de ce qui, dix ans plus tôt, eût semblé tragiquement clair. Eh bien, avec Ramadan, c’est la même chose. On a là quelqu’un qui dit aux intellectuels juifs : ce n’est pas vous qui parlez quand vous parlez, c’est votre race, ou c’est Sharon. On a là un type qui, confortablement installé dans son bureau genevois, ose écrire qu’il a enfin compris, quand il a vu Sharon en visite officielle en Inde, pays ennemi du Pakistan, pourquoi j’avais passé un an de ma vie à crapahuter sur les traces du journaliste assassiné Daniel Pearl. Et il se trouve des commentateurs qui, au lieu de dire que ce genre de propos est juste dégueulasse, titrent : « Débat autour des déclarations de Monsieur etc. » ou : « Monsieur Ramadan accusé d’antisémitisme par etc. ». Sentiment, en d’autres termes, soit d’un renversement des rôles où les insultés deviendraient les insulteurs, soit, là encore, d’un débat oiseux, compliqué, où les deux camps tiendraient leur part de la vérité. Je me moque, personnellement, de savoir si Monsieur Ramadan est, ou n’est pas, antisémite. Et je n’ai jamais pensé, au demeurant, que l’antisémitisme fût une essence qui caractérisât, en son être, tel ou tel. Je dis seulement que les textes existent, qu’il faut les lire et que ces textes-ci sont incontestablement crapuleux.

Trois erreurs, au moins, dans les portraits d’Izetbegovic que je trouve, ici ou là, en ce matin de sa mort. Il ne fut pas l’homme de l’Occident dans les Balkans, mais l’homme que l’Occident, à commencer par François Mitterrand, n’a cessé, au contraire, de bercer de fausses promesses, de tromper, de trahir. Le combat de sa vie ne fut pas seulement l’Islam mais la démocratie, la citoyenneté, l’idéal multi-ethnique dont sa ville, Sarajevo, resta jusqu’à la fin, et à travers lui, le symbole martyr mais vivant. A Dayton enfin, il ne s’est pas résigné, comme je le lis partout, à une Bosnie unitaire que lui aurait, à la fin des fins, imposée la communauté internationale, mais à une Bosnie divisée, coupée en deux ou en trois, et tournant pour longtemps le dos à cette coexistence des communautés dont il aura été, lui, contre tous, et pendant toutes les années de guerre, l’infatigable militant. J’ai aimé, en cet homme, l’esprit de résistance, l’héroïsme tranquille. J’ai aimé que, comme un héros de Malraux, il mît tant de talent à faire la guerre sans l’aimer. Et j’ai aimé, enfin, que cet intellectuel venu, en effet, de l’islam orthodoxe se soit, dans l’épreuve, comme hissé au-dessus de lui-même pour devenir l’incarnation de cet islam modéré, moderne, laïque, éclairé, qui est le seul rempart possible à l’intégrisme. Après Massoud il y a deux ans, c’est un autre héraut de cet islam des Lumières qui s’éteint – et qui manquera.


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