Passage à l’euro. Une partie du RPR dit : « ne votons pas avec les socialistes, ça fera le jeu du Front national ». Une autre partie du RPR (la même ?) répond : « ne renonçons pas à la monnaie unique, donc à nos convictions, car c’est ainsi que, à la fin des fins, on ferait le jeu du Front national ». Résultat : la majorité, dans le doute, choisit de ne pas choisir et s’abstient dans ce qui restera l’un des « grands » votes de la législature. Suggestion : et si on essayait, à droite comme à gauche, de se poser un peu moins la question de ce qui fait, ou non, « le jeu du Front national » ? Mais peut-être manqué-je de patience. Ou d’humour.

Jean-Christophe Mitterrand, et d’autres, appelé à témoigner sur le génocide du Rwanda. Effet Papon. Jurisprudence Papon. Image, plus ou moins claire, de ces « crimes de bureau » dont on vient, grâce à Papon, de débattre pendant six mois. Comme s’il était acquis, soudain, que, du bas en haut de l’échelle, chacun sera désormais comptable du mal qu’il a, par légèreté, lâcheté, indifférence, ou même ignorance, simplement laissé s’opérer… Que la question soit posée, que l’interpellation soit possible, que les responsables de la politique africaine de la France aient à répondre devant l’opinion d’un crime dont ils se sont contentés, dans le pire des cas, de ne rien vouloir savoir, c’est peut-être très injuste, c’est sûrement pénible à vivre et douloureux – mais n’y a-t-il pas là, en même temps, une avancée du droit, de l’esprit de responsabilité et, donc, des réflexes démocratiques dans ce pays ?

Le plus difficile sera, de toute façon – et au Rwanda même – de clairement désigner les coupables. Car s’il eut une originalité, ce génocide, ce fut de n’avoir pas de tête justement. Pas de chef. Ce fut de se propager selon une logique qui tenait plus de la logique virale que de la rationalité politique ou même du pur délire. Les génocides, d’habitude, ont des « penseurs ». Ils ont, ensuite, des « exécutants ». Il y a toujours des SS, des SA, une Angkar, des escadrons de la mort. Il y a toujours, si nombreux soient-ils, des préposés à la boucherie qui font la sale besogne et en exemptent le peuple. Or rien de tel, cette fois-ci. C’est le peuple entier qui a tué. C’est la communauté hutue, presque unanime, qui a exécuté le programme. C’était un bourreau pour une victime, un bourreau derrière chaque victime – c’était autant de bourreaux que de victimes désignées et découpées à la machette. Miniaturisation du génocide. Prolifération, à l’infini ou presque, de la pulsion génocidaire. Dans la longue histoire des massacres, le Rwanda invente cette variante terrible : un peuple qui, dans le brouillard et la nuit, dégringole collectivement dans le crime – un génocide autogéré.

Lu cette semaine : un livre de Michel Guénaire qui s’intitule Le prince moderne (Flammarion) et dont devraient s’emparer tous ceux qui, ces jours-ci, dans l’opposition mais aussi ailleurs, rêvent de « refondation ». Comment renouer le lien social ? demande l’auteur. Comment remédier à cette décomposition sans précédent de nos codes, rituels, systèmes de références partagés ? Et sa réponse est à la fois paradoxale, discutable et stimulante : en restaurant la politique ; en en réhabilitant le goût et l’ambition ; mais attention ! une politique entendue en termes non seulement de « programmes » mais d’« exercice », non d’« idées » mais de « pratiques » – une politique qui, en un mot, serait prise au pied de sa lettre et de ses usages. Retour à Machiavel. Nostalgie d’une « vertu » qui ne serait plus affaire de seule morale ni de moralisme.

Wittgenstein et Hitler réunis, raconte Roland Jaccard dans Le Monde, sur une même photo de classe, dans un collège de Linz. Que se sont-ils dit ? Comment se sont-ils perçus ? Est-ce lui, Wittgenstein, ce « Juif » dont l’auteur de Mein Kampf dira qu’il a « trahi son amitié » et déclenché, ainsi, son antisémitisme ? On rêve de ce qu’un romancier ou un auteur de théâtre feraient de cette incroyable rencontre. On voudrait imaginer l’impensable proximité – et pourtant… – de l’incarnation du mal absolu et de celui des philosophes modernes qui s’est voulu le plus étranger à la pensée même de ce Mal absolu. Mieux que Proust et Joyce se croisant à Paris. Mieux, plus riche, et plus vertigineux, que le dialogue de Machiavel et Montesquieu aux Enfers. Il y a des rencontres qui sont des dramaturgies à elles seules. L’Histoire est un metteur en scène génial et facétieux.

Bourdieu à la télévision. Comment ce mandarin s’y prend-il pour dénoncer les médias tout en ne cessant de s’y produire ? Comment cet homme de pouvoir (Collège de France, revues, maison d’édition, antennes à l’étranger…) fait-il pour nous donner les emblèmes de sa puissance pour preuves de l’aversion qu’elle lui inspire ? Et puis, dernier mystère, l’étrange et tardive faveur de ce sociologue ambitieux – survivant, avec Derrida, de cette génération des maîtres des années 60 dont il était déjà, à l’époque, une sorte d’aide de camp peu doué : promotion à l’ancienneté ? hommage, à travers lui, à une saison de la pensée dont il n’était que le soldat de plomb ? et cette âpreté désolée ? ce ressentiment si visible ? ce dépit ? ne serait-ce pas une manière de réponse, justement, à des aînés qui, d’Althusser à Foucault, de Barthes à Lacan, l’ont un peu trop méprisé ? Revanche du carabinier. Triomphe, amer, de l’épigone humilié.


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