Un tout dernier mot – car abondance de courrier – sur cette affaire de « liste Sarajevo ». S’il me fallait une dernière preuve du bien-fondé de notre attitude je la verrais dans le spectacle pitoyable de la mise à mort de Michel Rocard. Ce n’était pas l’affaire de cette liste ? Non. Mais c’était l’un de ses effets. Et même si nous avions d’autres raisons – propres à la Bosnie, et que j’ai exposées ici même – de ne pas aller au vote, je me réjouis d’avoir pressenti aussi, et accessoirement, celle-là. Il y avait – il y a – une poignée d’hommes d’État en France. Michel Rocard – avec Jacques Delors – était, à l’évidence, du nombre. Fallait-il, sous quelque forme que ce soit, participer de son discrédit ? Ne fallait-il pas, au contraire, tout faire pour le sauver ? Cette curée… Ce parfum d’hallali… Impératif catégorique : sortir du rang des meurtriers.

Le terme de « mise à mort » est-il trop fort ? Peut- être. Mais je n’en vois pas d’autre pour décrire l’étrange spectacle offert, pendant quelques jours, par ces alliances de fortune, ces rapprochements de circonstance, tout ce jeu politique ou guerrier dont l’unique objet était, chacun le sentait, d’éliminer le Premier Secrétaire du PS ! Jusqu’à ce hiérarque mitterrandien qui se réjouissait publiquement du « syncrétisme » miraculeux dont le Parti donnait l’image et qui ne se rendait pas compte que, ce faisant, il vendait la mèche. Car qu’est-ce, au juste, que le « syncrétisme » ? C’est un mot grec qui, littéralement, veut dire : « tous ensemble contre le Crétois » – étant entendu que « Crétois » était le nom (grec, toujours) de ce que nous appelons, nous « bouc émissaire ». Rocard, le Crétois. Rocard, le bouc émissaire. Je ne crois pas à l’innocence en Histoire. Mais on ne m’enlèvera pas de l’idée que ces socialistes sont des gens, décidément, bizarres. Ils ont un honnête homme, Pierre Bérégovoy : ils le laissent se suicider. Ils en ont un autre, Michel Rocard : union sacrée pour le chasser. Leur parti a perdu, soit. Mais est-ce la faute d’un seul homme ? Et le parti de Roland Dumas, celui de l’affaire Pelât et des livraisons d’armes au Rwanda, n’avait-il rien de plus urgent, vraiment, que de remplacer Rocard par l’obscur Emmanuelli ?

Le plus terrible, dans l’affaire, c’est évidemment le rôle de Mitterrand. Bien sûr, il ne l’avouera pas. Et on peut même lui faire confiance pour, maintenant que son compte est bon, adresser à la victime l’un de ces « signes » dont il a le secret et qui achèvera de brouiller les pistes. Mais les faits sont là. Et, l’obscène triomphe d’un Tapie, instrumentalisé par l’Élysée. Et l’acharnement, jamais démenti, contre le patron d’une « deuxième » gauche qui eut toujours, sur la « première », une longueur d’avance en matière de rigueur, de rectitude, de morale. On dit, paraît-il, au PS : « Mitterrand laissera le Parti dans l’état où il l’a trouvé en entrant – discrédité, exsangue ». Je l’imagine, moi (mais cela revient au même) sous les traits du vieil empereur de la Marche de Radetzky de Joseph Roth : la mort, autour de lui, achève de « tracer ses cercles » ; il y a les amis disparus ; les rivaux écartés ou disqualifiés ; il y a le grand « champ de ruines » qui menace feu son empire ; mais il s’y dresse, seul, « telle une tige oubliée », achevant de semer alentour « le trouble, la ruine, le chaos ». L’empereur de Roth s’appelait François-Joseph et apprit ce qu’il en coûtait de jouer avec la tempête. Le nôtre s’appelle François Mitterrand : de quelle ruine sera-t-il le témoin – l’acteur ou le jouet ?

Des erreurs de Rocard ? Oui, bien sûr, il y a eu des erreurs. A commencer par celle-ci. Ce nominaliste émérite, cet expert en métaphores plus audacieuses les unes que les autres, l’artisan du « big bang », celui de la « nouvelle alliance », cet homme qui n’a cessé, depuis deux ans, de jouer avec les mots ou de les réinventer, il y a un mot auquel il s’est toujours gardé de toucher – alors que c’est celui, justement, qu’il avait au bout de la langue et dont il ne cessait, à travers les autres, de parler secrètement. Ce mot, c’est celui de socialisme. Et je tiens qu’il fut, ce mot, le non-dit fatal du rocardisme. Mais bon ! Que pèse un non-dit face au désastre moral d’un parti qui n’aura su être fidèle ni à sa mémoire ni à ses devoirs ? Et à qui faut-il jeter la pierre : à l’homme qui aura tenté, in extremis, de rendre à ce Parti un peu de sa dignité – ou au Parti qui l’a corseté, étouffé et qui voudrait lui faire porter, maintenant, le poids de ses péchés ? Là aussi, étrange logique.

L’avenir. De deux choses l’une. Ou bien une page est tournée – et pas seulement dans la biographie de Michel Rocard : fin d’une époque ; fin d’un certain style, d’une certaine manière de faire de la politique ; la démagogie l’aura emporté sur la démocratie ; Rousseau sur Tocqueville ; Tapie et les siens auront gagné ; et derrière Rocard – qu’on le sache bien – c’est Delors, Balladur, Martine Aubry, Strauss-Kahn qui sont, à terme, condamnés. Ou bien rien n’est joué ; le triomphe du populisme n’est pas inéluctable ; sursaut de l’intelligence ; retour de la politique ; le dernier mot à la parole, c’est-à-dire à la culture ; le plébiscite, en fin de compte, ne l’emporte pas sur la république ; et naît un grand mouvement « démocrate » dont les « socialistes » ne seront qu’une composante et dont la figure tutélaire, dégagée de ses attaches partisanes, pourrait enfin être… Michel Rocard.


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