Elie Wiesel, dans un article intitulé « Cette tragédie n’aura donc pas de fin ? » (Libération, 19 juin), exhorte les Kosovars, victimes d’une guerre qui a « la puissance implacable du destin », à « pardonner » à leurs bourreaux. Soit. Mais, outre qu’il faut s’entendre sur les mots et qu’il n’est question, là, dans ces innombrables charniers découverts, jour après jour, par les forces de l’Otan, ni de « tragédie » ni de « destin », mais bien de « crimes de guerre » et de « crimes contre l’humanité », Wiesel est mieux placé que quiconque pour savoir qu’on ne pardonne, par définition, qu’à ceux qui le demandent. Les Allemands, en 1945, ont demandé pardon. Ils l’ont fait parce qu’ils étaient vaincus et pas toujours sans arrière-pensées – mais enfin ils l’ont fait et c’est cet acte de repentance qui a permis et le pardon, et la construction de l’Europe. Les soldats serbes, eux, quittent le Kosovo la haine aux lèvres, en incendiant, sur leur passage, ce qui reste du pays et en criant à qui veut encore les entendre : 1. nous n’avons rien à nous reprocher ; 2. à la première occasion, nous reviendrons, car le Kosovo est le berceau de notre nation ; 3. les vrais criminels, de toute façon, ce n’est pas nous, ce sont nos victimes… Je sais bien, cher Elie Wiesel, que dans « pardon » il y a « don ». Mais pour donner, aussi, il faut être deux. On ne peut pas donner à qui ne veut pas recevoir. Et je n’imagine donc pas les Kosovars donner leur pardon à leurs bourreaux tant que ceux-ci ne le leur auront pas, solennellement, explicitement, demandé. Jusque-là ? Oh ! jusque-là… Il faut évidemment tout faire pour enrayer, sur le terrain, la mécanique de la vendetta. Mais c’est la tâche de la KFOR – qui a le mérite de s’en acquitter sans faire, de surcroît, la morale aux survivants.

Les pro-Serbes de service. La petite troupe, si batailleuse il y a encore quelques jours, des Debray, Gallo, Besson, Dutourd, Volkoff, Chevènement, etc. C’est bizarre. On n’entendait qu’eux. Ils ne savaient plus où, ni comment, donner de la voix. Et, d’un seul coup, plus rien. On ne les entend plus. On ne les voit plus. On ne sait pas où ils en sont ni même où ils sont passés. On aimerait, pour les plus honnêtes d’entre eux, connaître leur sentiment sur l’étendue des atrocités. On voudrait savoir si la découverte des charniers les stupéfie, les horrifie, les plonge dans la perplexité, les révolte. On aimerait entendre le ministre de l’Intérieur nous dire : « oui, c’est vrai, je me suis trompé – la passion, le préjugé, l’esprit de système m’ont aveuglé. » On rêve d’un Jean-François Kahn ou d’un Debray qui auraient le courage de commenter les premiers rapports des experts du Tribunal pénal international : la centaine de corps brûlés de Velika Krusa, près de Prizren ; les fosses communes de Podujevo ; les tombes vides de Pusto Selo ; la mine de Trepca, pleine de corps calcinés ; les exécutions sommaires ; les centres de torture dans les dortoirs universitaires ; ce commissariat de Pristina, le pire de la ville, baptisé « chambre des horreurs» par les parachutistes britanniques qui l’ont découvert… Mais non. Rien. Cet assourdissant silence. Cette discrétion dont on ne peut s’empêcher de penser qu’elle vaut obstination. L’idée, inquiétante, que tous ces gens pourraient regretter, en secret, que Milosevic ait perdu la partie. C’est leur faire un mauvais procès ? À eux de nous le dire. On ne peut pas se taire après avoir tant parlé.

Hubert Védrine à Pristina, où il s’est rendu, mercredi matin, avec les ministres des Affaires étrangères allemand, italien et anglais. Cet air de distance lassée. Cette lucidité flegmatique. Ces préciosités dans la voix et, soudain, ces inflexions d’acier. Cette modestie, aussi – la modestie d’un homme qui, n’en déplaise aux Pavlov de l’antiaméricanisme primaire, a su, avec quelques autres, contribuer à faire de cette guerre une vraie guerre européenne, mais qui sait aussi, aujourd’hui, qu’il reste à faire la paix, une vraie paix et qu’il y aura autant de risques d’enlisement de cette paix qu’il y en a eu, pendant trois mois, d’enlisement dans la guerre : Milosevic encore au pouvoir… les centaines d’otages albanais emmenés de force à Belgrade… le risque, au Kosovo, de mainmise des mafias… la difficile reconstruction d’un pays cassé par les dix ans de guerre, mais aussi les quarante ans de titisme – sans parler, chez les voisins, en Albanie, de ce maoïsme européen, l’« enver-hoxhisme », que tout le monde semble oublier et dont il va pourtant bien falloir gérer, à l’heure de l’européanisation de la région, le terrible et désastreux bilan. Pas le moment de pavoiser, semble dire le ministre. Mais pas le moment, non plus, de lâcher le cap. Et pas question, surtout, de baisser la garde face à des assassins dont il faut encore s’emparer. Étrange destin de ce diplomate élevé, plus qu’aucun autre, dans le sérail mitterrandien, formé à ses disciplines et, du temps de la guerre de Bosnie, à ses aveuglements navrants – et qui semble en être sorti miraculeusement intact. Leçons de l’Histoire ? Ou force d’un caractère ?


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