Cette Bosnie « réunifiée » qui n’a que les apparences de l’unité… Ce Sarajevo « rassemblé » qui conserve une zone serbe… Ce pays soi-disant souverain, mais dont il ne faudra pas moins de soixante mille soldats étrangers pour séparer les armées… Milosevic qui pavoise… Izetbegovic humilié, et si digne… Les réfugiés qui ne rentreront plus… Les criminels de guerre que l’on ne jugera pas… La « paix », vraiment ? J’aimerais le croire. Mais elle est si amère, cette paix. Elle a un tel goût de cendres. Une paix comme une délivrance – on disait, autrefois, un lâche soulagement.

Un soir de déprime de John Lennon. Un piano. Quelques notes enregistrées sur un vague magnétophone. Et puis, quelques décennies plus tard, un quarteron d’aigrefins que l’on appelait jadis les Beatles orchestre la mélodie, y greffe ses propres voix et nous restitue une œuvre qui n’a, bien sûr, jamais existé. Nausée, là aussi. Tristesse. On ne fait pas chanter un mort.

Élection de Zeroual. Le peuple, là, a parlé. Et ce qu’il dit, c’est, au fond, qu’il ne veut en aucune manière d’un accommodement avec le FIS. Éradicateur ? Je n’aime pas le mot. Les électeurs algériens probablement non plus. Mais s’il signifie, ce mot, que l’on refuse jusqu’à l’idée d’un compromis avec le fascisme vert, s’il implique le refus d’un intégrisme tenu pour la menace essentielle de l’époque, alors, oui, c’est ce qui est dit – et tant pis pour les beaux esprits qui, ici, ou à Rome, renvoyaient dos à dos, selon la formule consacrée, les « terroristes des deux bords »…

Je n’ai pu visionner assez tôt le film sur Malraux d’Alain Ferrari et Daniel Rondeau. Mais je serai devant mon poste de télévision, mardi, pour voir ce que mes deux amis auront fait du plus légendaire, du plus accompli, des écrivains du siècle. On me dit que le film s’ouvre sur des images de Sarajevo. C’est bien. Mais question, tout de même : sommes-nous si sûrs, après tout, que l’auteur des Chênes qu’on abat, celui qui, sur la fin, renoue avec la nation et se convertit au gaullisme, aurait pris fait et cause pour la Bosnie avec la même ferveur que pour, mettons, l’Espagne ou le Bangladesh ? Ne voulant pas, à mon tour, risquer de faire parler les morts, je me garde d’en dire davantage. Mais l’idée, soudain, me trouble. Elle est sacrilège, oui. Et un peu douloureuse.

Écrire pour ceux qui ne sont plus ? Tenter, contre toute raison, de retenir leur attention ? Le grand défi pour un écrivain. L’épreuve, sans doute, la plus redoutable.

Lech Walesa fut le de Gaulle polonais. Il est battu. Mieux : la victoire revient à un ex-(néo ?) communiste qui réussit le tour de force de le transformer, lui, petit électricien de Gdansk qui rendit l’honneur à son pays, en « homme du passé ». C’est le monde à l’envers. C’est – déjà – la fin d’une époque.

L’admirable rabbin Williams, à la synagogue de la rue Copernic. Il dit ce qu’auraient dû dire les commentateurs de l’assassinat d’Ytzhak Rabin, stupéfiés de voir un Juif lever la main (sic) sur un autre Juif – à savoir que cette violence n’est ni un tabou, ni une exception, mais que c’est, au contraire, et d’une certaine façon, l’ordinaire. Les guerres civiles de l’époque biblique. Les assassinats de généraux, de rois, de prêtres. L’époque des Maccabées. Celle d’Antiochus Épiphanes, puis de Pompée, qui ne prennent pied en Judée que parce que la lutte fratricide y règne déjà. La sanglante chronique du Livre des Juges. Le meurtre, à l’époque moderne, de Jacob Israël de Haan, Haim Arlossoroff, Eliahou Giladi – la liste, hélas, est longue, c’est presque une litanie de noms… Ce spectre de la violence fratricide, il faut savoir qu’il hante la conscience et l’histoire juives.

Les étudiants dans la rue. Pourquoi pas ? Mais connaissent-ils, pour conjurer la loi de la jungle, de l’argent, des faciès, des origines diverses, meilleur système que celui de cette « sélection » qu’ils vitupèrent avec tant d’ardeur ? Responsabilité historique de ma génération – celle qu’ont formée les Bourdieu, Baudelot, Establet – dans ce discrédit jeté sur l’idée même de sélection démocratique.

Le contact physique avec le monde était devenu, me dit-on, insupportable à Gilles Deleuze (au point qu’il aurait préféré à cette douleur perpétuelle une demi-seconde de vide, d’apesanteur, de non-contact absolu – la demi-seconde où il s’est jeté par la fenêtre et s’est probablement retrouvé, flottant entre ciel et terre, entre la béatitude et l’effroi). Une rumeur courait parmi les normaliens de la fin des années 60. L’auteur de Différence et répétition avait les ongles démesurément longs. Et nous disions que c’était le frôlement même des objets, leur caresse, qui lui était insoutenable et dont il devait se protéger. Nous disions, oui, je m’en souviens : le seul philosophe, peut-être le seul homme, à n’avoir pas d’empreintes digitales.

Le Radiguet de François Bott. Occasion de repenser à ces écrivains qui sont habités, d’emblée, par la prescience aiguë de la brièveté de leur existence. Radiguet, donc. Mais aussi Crevel. Ou Rigaud. Ou Lautréamont. Ces météores. Ces phares. Ces boulimiques de l’œuvre et de la vie qui semblent vouloir tout jouer tout de suite, tout engranger, brûler les étapes. « L’enfant avec une canne », dit Bott : l’exemple même d’un écrivain sachant qu’il lui fallait vivre tous les âges de la vie à la fois.

Réponse de Hemingway à un journaliste qui lui demandait s’il croyait en Dieu : « Sometimes, at night. »


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