Que le président de la République ait, en décidant la dissolution, voulu conjurer une défaite annoncée, qu’il se soit laissé guider, en d’autres termes, par des arrière-pensées politiques partisanes, c’est possible, c’est même probable et c’était, au demeurant, son droit le plus strict. Mais, politique pour politique – et en attendant les 25 mai et 1er juin, où il appartiendra, à ceux qui le voudront, de censurer, en conscience, l’actuel gouvernement – on aura mauvaise grâce à ne pas admettre qu’en prenant sa décision il a accompli deux autres gestes qui, gauche et droite, nous concernent tous. Le premier : il a pris de vitesse ceux qui, dans son propre camp, comptaient profiter des prochains mois pour fourbir leurs armes anti-Maastricht et attiser, à la veille du passage à l’euro, les dissensions majoritaires – il a colmaté le front, brisé les velléités sécessionnistes des Villiers, Séguin et autres Pasqua et, comme jadis Mitterrand avec les siens, rendu irréversible l’ancrage européen des gaullistes. Le second : il a pris de court un Front national qui venait, à Vitrolles, de trouver un nouvel élan et espérait bien, lui aussi, quoique sur un autre ton ! se servir d’une campagne longue pour distiller ses venins, orchestrer ses rumeurs et ses chantages, bref semer, comme il sait le faire, la haine et la violence – il suffit d’entendre M. Le Pen hurler au « hold-up électoral » pour deviner de quel fonds de commerce on l’a volé ! il suffit de voir sa comique et presque pathétique déception pour imaginer les grands moments auxquels la campagne courte voulue par le président nous aura permis d’échapper ! Objectera-t-on que l’on a, ce faisant, escamoté le conflit et, par conséquent, le débat ? Oui et non. Car la politique est un art de la guerre. Et à la guerre comme à la guerre – surtout s’il s’agit aussi, comme ici, du style, voire du sort, de la démocratie et de sa culture.

Il y a, dans le tintamarre actuel autour de la peinture contemporaine, de bons et de mauvais débats. Mauvais débat : celui qui rejette dans la même poubelle d’un art supposé « nul », « insignifiant » ou « dégénéré » l’ensemble de ce que montrent les marchands, les musées ou les FRAC – comment ne voit-on pas la vulgarité de l’argument ? les mauvais relents de ce type de procès ? comment, sans nécessairement crier au « fascisme », ne pas retrouver, dans ce climat de Restauration, l’écho de ce qu’il y eut de pire dans les discours sur l’art au XXe siècle ? Le bon débat, en revanche : celui qui tourne autour de la question esthétique, philosophique, métaphysique, de la « fin de la peinture » – vous êtes « le premier dans la décrépitude de votre art », disait déjà Baudelaire à Manet ; pourquoi ne pas retourner le compliment à Combas, Garouste, Soulages, Martinez, Buren ? pourquoi ne pas les confronter, ces artistes d’aujourd’hui, à la belle et terrible question de la « fin de l’art » ou du « dernier tableau » telle que se la sont posée, au fil du siècle, tous ceux qui ont compté ? Bonnard : « l’art est une passion périmée ». Malevitch : « un préjugé du passé ». Giacometti : «le peintre, la peinture, c’est fini». Bacon : « un corps, un visage, voilà ce qu’il n’est plus possible de dépeindre ». J’en passe, évidemment – à commencer, pêle-mêle, par Rodchenko, Strzeminski, Rothko, Reinhardt, Newman, Stella, Mondrian, ces artistes immenses qui ont passé leur vie, et leur œuvre, à ruminer le lamento hégélien sur l’« achèvement », non seulement de l’« histoire », mais des « beaux jours » de l’esthétique : moyennant quoi ils n’ont cessé, bien entendu, d’inventer les formes les plus sublimes. Non, autrement dit, à la mise en procès poujadiste de la modernité artistique en tant que telle. Mais oui, cent fois oui, à la question sans fin de la fin de l’art moderne – source, pour les artistes, d’une intarissable inspiration.

Qui sont les écrivains les plus exposés, demande Pierre Mertens dans son nouvel essai (Une seconde patrie, éditions Arléa) ? Ce sont les plus singuliers, comme Kafka. Les plus irréguliers, comme Pasolini. Ce sont ceux qui, comme Malraux, se sont dédoublés en hommes d’action et ont tenté d’inscrire leur œuvre sur le double registre de la littérature et de l’Histoire. Ah, tonne Mertens dans des pages d’une belle véhémence, la détestation si particulière que ce type d’écrivain peut susciter ! les procès insidieux ! les suspicions obliques, mais acharnées ! cette façon, chez les chiens de garde de la culture, de déprécier, brocarder, calomnier, lyncher – ne sont-ils pas tous d’accord, par exemple, depuis un demi-siècle, pour « brûler » l’auteur du Procès ? Il faut « défendre les grands », insiste Mertens. Il faut les « protéger ». Ce sont eux, les plus grands, qui sont les plus harcelés et, donc, les plus menacés. Après quoi il nous offre – Mertens, toujours – une défense et illustration magnifique de cette autre cible des petits maîtres du cynisme fin de siècle : la « passion », le « pathos », les supposés « bons sentiments », peut-être même l’« amour », le « romantisme » ou la part de « mélodrame » qui, de Macbeth aux Trois sœurs, de Parsifal à La condition humaine ou à Vertigo, habitent, pour leur plus grande gloire, toute une catégorie de chefs-d’œuvre – ce que l’époque appelle le « kitsch » et dont le refus n’est que l’autre nom de notre répugnance à la grandeur. N’y aurait-il qu’un essai à signaler, cette semaine, que ce serait celui-ci. En feront leur lecture tous ceux pour qui la littérature est bien, comme pour l’auteur, cette seconde patrie, cette autre famille – tous ceux qui sont orphelins de tout, sauf des livres.


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