Encore la Bosnie ? Oui, encore la Bosnie ! Car comment parler d’autre chose que de la Bosnie alors que Bihac tombe, que Sarajevo flambe et que la communauté internationale, c’est-à-dire vous et moi, s’enlise dans l’impuissance, le ridicule, l’infamie. J’ai tout dit, sans doute, sur la Bosnie. Nous sommes quelques-uns à avoir tout dit – tout ce que nous pensons du moins ; tout le dégoût que nous inspire, depuis deux ans et demi, cette série de reculades, abandons, mascarades. Je veux parler de la Bosnie, néanmoins. Je veux dire à nos dirigeants (à qui m’adresserais-je sinon à nos dirigeants ?) notre stupeur – je n’ose plus dire notre colère – face à ce qui est en train de devenir la débâcle morale la plus honteuse de l’Occident depuis la Seconde Guerre mondiale.
Je veux comprendre comment monsieur Juppé, par exemple, peut accepter de voir l’image de la France à ce point abaissée, dégradée. Je veux savoir comment le ministre des Affaires étrangères de la France peut, un soir, dans un beau sursaut de conscience, déclarer qu’il n’« acceptera » pas de voir transformer en mouroir une « zone de sécurité » et comment il peut, le lendemain, sans plus d’explications, entériner l’inacceptable et se coucher devant les bourreaux. On dira un jour « la France de monsieur Juppé » comme on dit « la France de monsieur Daladier ». Et j’aimerais savoir comment un gaulliste – car monsieur Juppé, jusqu’à nouvel ordre, est gaulliste – peut voir l’esprit de résistance à ce point foulé aux pieds.
Je veux savoir ce que pense François Léotard quand il consent à ce que des armées formées pour résister à l’armée rouge apparaissent brusquement impuissantes face à une poignée de miliciens. Je me souviens de l’autre François Léotard. Celui qui disait jadis – et je sais qu’il le pensait – que mieux vaut perdre une élection que perdre son âme. Aujourd’hui, il perd son âme. Nous la perdons tous avec lui. Nous nous sentons tous avilis par ces images, terribles, de combattants bosniaques humiliés par une soldatesque hilare, obligés de porter le fer et de chanter la gloire de la Grande Serbie. Et je voudrais savoir ce qu’il pense quand, en réponse à cette abjection, Monsieur Boutros Boutros-Ghali, ne trouve à menacer que… les victimes, c’est- à-dire encore, et toujours, les Bosniaques : car qui menace-t-il d’autre quand il annonce que sa patience a des limites et que l’ONU doit maintenant songer à retirer ses casques bleus ?
Je pense à François Mitterrand. Oh ! Je ne nourris plus guère d’illusion sur les ressorts d’un homme dont on sait qu’il a, dès les premiers jours, pris le parti des Serbes. Mais je veux lui dire, puisqu’il est chef des armées, que la colère monte dans le contingent français des casques bleus de Bosnie. Je veux lui dire, car je le sais, qu’il y a là des hommes de cœur et de courage qui sont las du rôle absurde, irresponsable, qu’on leur fait jouer. Je veux l’alerter – car c’est inévitable – que se préparent, en leur sein, des désordres et que, de ces désordres, il faudra bien qu’il soit comptable. Le chef des armées mesure-t-il le désarroi d’un soldat rendu complice d’un telle forfaiture – et qui découvre, par-dessus le marché, qu’on lui demande de mourir pour rien ?
Je m’adresse à Édouard Balladur. Je veux lui dire que nous avons été quelques-uns, l’autre soir, quand il nous a reçus à Matignon, à nourrir le rêve, un peu fou, que nous l’avions peut-être ébranlé en lui décrivant la cascade de conséquences qu’aurait une démission européenne en Bosnie. Je veux lui dire que j’ai cru, ce soir-là, qu’il avait compris que c’était, non seulement la Bosnie, mais notre système de sécurité collective, nos institutions européennes, l’idée même de l’Europe, son âme, qui allaient mourir sous nos yeux. Que s’est- il passé ensuite ? Comment cet homme-là, dont je connais l’honnêteté, le sens et le goût de la morale, a- t-il pu cosigner ce pitoyable communiqué, publié le lendemain, où il s’agissait moins de sauver les populations civiles de Bihac que de regretter le « cycle de la violence », fustiger « l’attitude américaine » et renvoyer aux calendes d’éventuelles frappes aériennes ?
Je m’adresse à tous les candidats, virtuels ou déclarés, à la prochaine élection présidentielle. Je m’adresse à Jacques Delors autant qu’à Édouard Balladur. Et je voudrais leur dire, à tous deux, de ne pas trop spéculer sur l’indifférence, ou la lassitude, de leurs compatriotes. La France est un drôle de pays. Elle accepte. Elle se résigne. Elle plie, parfois, l’échine. Et puis c’est le mot de trop, l’image que l’on n’attendait pas – et, des profondeurs de son peuple, revient ce sens de la grandeur et de la dignité qui dicta, en d’autres temps, d’autres insurrections, d’autres refus. Je ne suis pas sûr, non, que les électeurs français toléreront, pour finir, et longtemps, pareille image de leur abaissement…
Faisons un rêve. Un homme d’État, un seul, qui trouve enfin les mots que nous sommes des millions à avoir au bout de la langue et sur le cœur. La France est un petit pays ? Voire. Car ce petit pays a une grande voix. Et cette voix est de celles qui, parfois, portent. Que cet homme-là surgisse. Qu’il donne, oui, de la voix. Qu’il rende, ce faisant, sa voix à la France que le monde respecte. Il aura sauvé l’honneur. Et peut-être, en sauvant l’honneur, réveillera-t-il ce qui reste de conscience dans cette Europe exsangue. Une voix contre le cynisme. Un mot contre la veulerie. Nous en sommes là. Nous attendons. Même si les Bosniaques, eux, n’attendent déjà plus rien.
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