Conférence à Milan, dans la « Aula Magna » de l’Université, là même où, il y a trente ans, je venais expliquer à une jeunesse tentée par l’extraparlementarisme que le terrorisme était un fascisme. Le sujet, ce matin, c’est le « politiquement correct ». Et je surprends en disant que d’accord la liberté de parole sans limite ; d’accord le ridicule des campus américains où l’on censure Blanche-Neige par respect pour les nains ; d’accord encore, cent fois d’accord, sur la folie de ces féministes réécrivant la Bible en remplaçant « Dieu le père » par « Dieu le père-mère » ; mais, en même temps… ; est-ce qu’elle est si folle que cela, en même temps, l’idée que c’est dans la langue que se sédimente l’archive du malheur ? est-ce que, dans le sud des Etats-Unis par exemple, l’assimilation du parler raciste à un délit n’a pas changé les choses ? est-ce qu’une dose de politiquement correct n’est pas, autrement dit, la bienvenue sur les deux ou trois fronts – racisme donc, antisémitisme, reconnaissance des génocides – où se noue et joue le lien social ?

Y compris les Arméniens ? Je veux dire : y compris s’agissant de ce génocide arménien dont un récent projet de loi, adopté en première lecture, propose de criminaliser la négation ? Eh bien oui, après tout. Je ne vois pas au nom de quoi l’on traiterait, sur ce point au moins, différemment les génocides. Et le grand argument en faveur de la loi Gayssot, l’argument développé par Claude Lanzmann par exemple dans un éditorial récent des Temps modernes, l’argument qui, en gros, rappelle que, dans le cas de la Shoah, la négation était dans le crime, qu’elle en faisait partie intégrante et que c’est dans le même geste que l’on tuait et que l’on effaçait la trace de la tuerie, cet argument-là, je ne vois pas comment l’on refuserait de l’opposer à un négationnisme dont le principe est, hélas, strictement identique. La liberté de l’historien est une chose, la loi en est une autre. Jamais la loi Gayssot n’a empêché un historien de travailler – une loi sur le génocide de 1915 réduirait au silence les braillards turcs néofascistes, elle ne gênerait nullement le libre travail de la recherche.

Je n’ai rien, je l’ai souvent dit, contre le principe de l’adhésion de la Turquie aux traités européens. Mais quant aux faits… Comment, quand on s’en tient aux faits et que l’on voit l’état de fureur où cette affaire de génocide continue de mettre les élites turques, comment, quand on voit leur colère à l’annonce de l’attribution du Nobel à un compatriote, Orhan Pamuk, dont le crime est de « croire » au génocide en question, comment, face à la montée de l’islamisme radical dans le pays qui fut celui de Mustafa Kemal, comment, face au néoantisémitisme qui se répand, au mensonge d’Etat qui fait loi sur les questions kurde et chypriote, comment, face aux violations des droits de l’homme dans les prisons d’Ankara, envisager la chose à court ou même moyen terme ? Les critères économiques d’adhésion sont une chose : on peut y arriver assez vite. Les critères moraux en sont une autre : elle suppose évolution profonde, conversion, révolution des âmes et des cœurs – tout le contraire du « vous voulez un mot sur les Arméniens ? une déclaration de conformité ? les voici » dont les Turcs sont capables mais qui ne seront jamais que l’oblique génuflexion du dévot pressé d’entrer dans la maison commune et qui, donc, ne vaudraient rien.

Turquie toujours. Sur la route de Milan à Rome – où l’on présente une version film d’American Vertigo – le hasard des lectures me fait tomber sur Disparaître, le roman d’Olivier et Patrick Poivre d’Arvor (Gallimard). C’est le pari, qui m’a toujours passionné, de reconstituer les dernières pensées d’un grand esprit réduit au silence (Lawrence, dans le petit hôpital du Dorset après son accident de moto). C’est, entre confidences chuchotées, récits imaginés, faux documents, articles apocryphes, tout le mystère de l’auteur des Sept piliers de la sagesse, que revisitent les deux frères (particulièrement réussi, le personnage de Lowell Thomas, l’inventeur de la légende dont on voit se mettre en place l’aigre, la folle, la presque comique haine de son objet). Mais c’est aussi, par la force des choses et du décor, une plongée dans cette scène du début du dernier siècle (Levant, révolte contre les Turcs, fin des empires, naissance des nationalismes arabe et juif) où nous sommes, à l’évidence, plus que jamais.

Autre lecture qui n’a rien à voir – encore que… L’occidentalisme de Ian Buruma et Avishai Margalit, chez Flammarion. Sous-titre : Une brève histoire de la guerre contre l’Occident. Et, sous ces titre et sous-titre, une thèse – que dis-je ? une démonstration – dont je n’ai pas besoin de souligner, non plus, la brûlante actualité : cette guerre contre l’Occident, cette haine de l’Europe et de l’Amérique en passe de devenir religion planétaire, le relativisme culturel, l’idée que l’universalisation des valeurs de démocratie et de droits de l’homme ne sera jamais qu’un abus de pouvoir des peuples riches contre les peuples prolétaires, l’anti-impérialisme pavlovisé sur fond de prétendu respect des identités, bref, tout cela, toute cette soupe idéologique qui est l’ordinaire du progressisme contemporain, a une généalogie qui n’est autre – mais oui ! – que celle des fascismes européens.


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